Délégitimer l’arme nucléaire

Jean-Marie MULLER

508 rue du moulin

45400 – CHANTEAU

Le  28 novembre 2010

Lettre ouverte aux évêques de France

L’urgence de

délégitimer l’arme nucléaire

Permettez-moi de venir dialoguer avec vous sur un sujet dont l’enjeu me semble essentiel pour l’avenir même de notre civilisation, je veux parler de l’arme nucléaire.

Le 8 août 1945, deux jours après l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima, un jour avant qu’une seconde bombe ne soit lancée sur Nagasaki, Albert Camus publie dans Combat un article dans lequel il s’indigne des « commentaires enthousiastes » qui saluent cette performance technologique. Une telle célébration lui paraît indécente. Il résume son commentaire d’une phrase : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie[1]. »

Dans les dernières années de sa vie, Georges Bernanos, dont vous connaissez l’intransigeance évangélique, n’a cessé de protester contre la bombe atomique avec toute la vigueur dont il savait être capable. Intolérant, Bernanos ? Oui, en ce sens qu’il a la conviction que « la civilisation de la bombe atomique » est intolérable et que, face à elle, l’homme raisonnable ne peut qu’opposer l’objection de sa conscience : « À un monde de violence et d’injustice, au monde de la bombe atomique, on ne saurait déjà plus rien n’opposer que la révolte des consciences, du plus grand nombre de consciences possible[2]. » En octobre 1946, il écrivait encore : « La barbarie polytechnique menaçante n’a plus devant elle que des consciences[3]. » Mais force est de reconnaître que l’appel de Bernanos à la révolte des consciences n’a pas été entendu. Les hommes – du moins le plus grand nombre d’entre eux – ne se sont pas révoltés, ils se sont habitués, résignés, accommodés, adaptés, soumis. Ils ont démissionné. Ils ont accepté l’inacceptable. Le petit nombre des hommes qui ont voulu résister ont dû subir, impuissants, la loi du grand nombre. Aujourd’hui, la prolifération des armes nucléaires fait peser sur l’humanité le risque de sa destruction. Cette course aux armements nucléaires est la résultante de multiples démissions : morales, intellectuelles, spirituelles et politiques. Pourtant, aucun d’entre nous ne peut croire que l’histoire des hommes soit soumise à la fatalité.

Ne nous y trompons pas : l’enjeu de l’arme nucléaire n’est pas d’abord militaire ; il est moral, il est politique et, en premier lieu, il est spirituel. Il est existentiel. Il ne s’agit pas d’abord de savoir par quels moyens nous devons défendre notre société, mais de savoir quelle société nous voulons défendre. Il s’agit de savoir quelles valeurs donnent sens à notre existence et à l’aventure humaine, et pour la défense desquelles il convient que nous prenions des risques. La menace de l’arme nucléaire, qui implique par elle-même le consentement au meurtre de millions d’innocents, est le reniement de toutes les valeurs d’humanité qui fondent notre civilisation. Par la préméditation du meurtre nucléaire, nous avons déjà nié les valeurs que nous prétendons défendre. Comment pourrions-nous, sans nier la dignité  de l’humanité de l’homme, consentir au meurtre nucléaire ?

Le caractère criminel de l’emploi de l’arme nucléaire a été clairement dénoncé par la résolution de l’ONU du 24 novembre 1961. L’Assemblée Générale déclare : « Tout État qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’Humanité et commettant un crime contre l’Humanité et la civilisation. » Vous conviendrez que la condamnation est sans appel. Face à la possibilité du crime nucléaire, l’humanité est sommée de se réveiller de son inconscience et de résister à sa barbarie intérieure. L’humanité, c’est-à-dire chacun de nous. Dès lors, ne sommes-nous pas mis au défi de défendre l’Humanité et la civilisation contre le crime nucléaire ?

Certes, la dissuasion n’est pas l’emploi de l’arme nucléaire, mais elle est l’emploi de la menace, et l’emploi de la menace comporte directement la menace de l’emploi. Dès lors que l’emploi de l’arme nucléaire serait un crime contre l’Humanité, la menace de l’emploi est déjà criminelle.

Cependant, la menace de l’emploi veut être dissuasive : elle a pour finalité de conduire l’adversaire potentiel à renoncer à décider d’attaquer. L’intention de l’emploi semble perdre son caractère criminel, dès lors que celui qui l’exprime recherche de ne pas avoir à passer à l’acte. C’est pourquoi, le décideur nucléaire a la conscience tranquille. Ni la méchanceté, ni la haine, qui alimentent d’ordinaire le désir du meurtre, n’animent la menace de l’emploi de l’arme nucléaire. Là se trouve le paradoxe de la dissuasion nucléaire. Mais au cœur de ce paradoxe, il y a l’immoralité absolue de l’intention de commettre le crime absolu. Ne vous arrive-t-il pas de dire qu’avoir la ferme intention de commettre le mal, c’est déjà commettre le mal ? Seuls l’aveuglement, l’irresponsabilité et l’inconscience peuvent expliquer l’accommodement qui unit les décideurs et les citoyens.

Comment peut-il se faire que la dissuasion, dont le ressort est la menace de l’emploi, n’ait pas été universellement condamnée comme intrinsèquement immorale et totalement inacceptable si l’emploi est un crime contre l’Humanité et la civilisation ? Par quel subterfuge, quel artifice, quel faux-fuyant, quelle échappatoire, quelle casuistique, quelle escobarderie les hommes – et au premier rang desquels les clercs, de quelque obédience qu’ils soient – ont-ils pu légitimer la préméditation d’un tel crime ? Tout simplement en déliant, en découplant, en déconnectant, en désaccouplant, en désaccordant la menace et l’emploi. En niant le rapport entre l’intention dissuasive de la menace et l’acte criminel de l’emploi. En mettant à part l’emploi.

Simone Weil a décrit avec précision ce procédé de « mettre à part », de « mettre le mal à part » pour feindre de ne pas le voir et le commettre sans avoir conscience de le commettre. « On met à part sans le savoir, écrit-elle, là est précisément le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais un acte de volonté furtif à l’égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu’on a mis à part. On ne veut pas le savoir, et à force de ne pas vouloir le savoir on arrive à ne pas pouvoir le savoir[4]. » Ainsi, au lieu de maintenir le rapport organique entre la menace et l’emploi, les hommes ont établi une séparation entre l’une et l’autre. Par cette « mise à part » de l’emploi, par cette « mise à part » du crime, l’homme se délie de toute responsabilité morale. « Ainsi, précise Simone Weil, cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. (…) C’est ce qui permet chez les hommes des comportements tellement incohérents. » Et les hommes s’installent dans l’habitude de mettre à part le mal auquel ils consentent. Ils récusent alors avec la plus extrême vigueur toute personne qui met à jour ce mécanisme par lequel ils se trompent eux-mêmes. « Nous haïssons, note Simone Weil, les gens qui voudraient nous amener à former des rapports que nous ne voulons pas former. » C’est pourquoi, il n’est pas possible de convaincre les décideurs politiques et militaires qui légitiment l’arme nucléaire qu’ils préparent un crime.

La logique de la dissuasion implique en définitive que les décideurs politiques soient fermement déterminés à passer à l’acte. Le choix de la stratégie nucléaire constitue, au sens strict, un « terrorisme d’État ». Le lancement des bombes nucléaires qui feraient des millions de morts innocents au sein d’une population civile sans défense s’apparenterait directement à un gigantesque attentat terroriste. La menace nucléaire, elle, s’apparente directement à la prise en otage de cette population civile. Les idéologues ont construit une représentation irénique de la dissuasion nucléaire totalement éloignée de la réalité meurtrière de la menace des bombes nucléaires et de leur emploi potentiel.

Ce qui est effrayant dans la dissuasion nucléaire, au-delà des risques de mort et de destruction qu’elle fait peser sur les hommes, c’est la déraison des hommes qui s’enferment dans une logique nihiliste de mort et de destruction.

Il est certes de nombreuses questions philosophiques et politiques auxquelles nous ne saurions avoir des réponses définitives sans paraître faire preuve d’arrogance, de prétention, de présomption. La question de l’arme nucléaire n’est pas de celles-là. À l’arme nucléaire, l’homme raisonnable, l’homme moral, l’homme spirituel, l’homme sage, l’homme enfin ne peut qu’opposer un non catégorique et définitif.

Mais celui qui affiche sa certitude d’avoir raison a mauvaise réputation. On lui donne volontiers tort. Et pourtant, face à la préparation d’un crime contre l’Humanité et la civilisation, comment l’homme responsable pourrait-il douter d’avoir raison de ne pas accepter l’inacceptable ? Comment pourrait-il, dans le même mouvement de son intelligence, tout en ayant conscience qu’il aggrave son cas auprès de ses censeurs, ne pas penser que ceux qui consentent au crime nucléaire ont tort ? Cela est inéluctable.

L’arme nucléaire est sans conteste l’une des manifestations du « mal » qui hante et tourmente et afflige l’humanité. Mais, s’il le veut, l’homme, peut avoir prise sur ce mal. S’il le veut, il peut décider de le supprimer. Il existe de nombreux problèmes dont la solution est complexe, incertaine, difficile, parfois même impossible. Mais, contrairement à l’avis des « experts » qui ont besoin de la complexité des choses pour exercer leur métier, le problème de l’arme nucléaire nous offre une solution possible : il faut « simplement » que nous décidions de vouloir y renoncer. Pour autant, il n’est pas simple de le vouloir. La décision est difficile, car de multiples raisons qui sont autant de sophismes risquent d’entraver notre volonté.

Dans le discours qu’il a prononcé à Prague le 6 avril 2009, le Président Barack Obama a « affirmé clairement et avec conviction l’engagement de l’Amérique à rechercher la paix et la sécurité dans un monde sans armes nucléaires. » Certes, tout le monde est comptable du désarmement mondial, mais quand tout le monde est comptable, personne ne se sent responsable. En tant que citoyens français, nous ne sommes pas directement responsables du désarmement mondial, mais nous le sommes entièrement du désarmement français. Dès lors, ne nous appartient-il pas de rechercher la paix et la sécurité dans une France sans armes nucléaires ?

Notre attitude du citoyen face à l’arme nucléaire engage entièrement notre responsabilité éthique vis-à-vis de l’autre homme. En consentant à la dissuasion nucléaire, nous sommes responsables des menaces qu’elle implique pour toute l’humanité aujourd’hui et demain. Nous sommes personnellement et collectivement responsables.  Pour vouloir désarmer, nous ne pouvons certainement pas attendre que les autres veuillent également désarmer, que tous les autres veuillent désarmer afin que nous puissions désarmer ensemble. Tout particulièrement pour ce qui concerne le désarmement nucléaire, le principe de « multilatéralité » est un principe fallacieux. Seul le principe de l’« unilatéralité » peut nous permettre d’avoir prise sur la réalité. Nous avons l’obligation morale impérative de vouloir renoncer à l’arme nucléaire sans attendre la réciproque. L’essence même de l’obligation morale, c’est d’être unilatérale. La réciproque, ce n’est pas notre affaire. La réciproque, c’est l’affaire des autres. Notre affaire, c’est de prendre aujourd’hui la décision qui engage notre responsabilité. Notre dignité nous y oblige.

Par ailleurs, pour un État, la notion de « progressivité » n’a aucune pertinence en ce qui concerne le désarmement nucléaire. Un État peut certes réduire le nombre de ses armes nucléaires, mais réduire n’est pas désarmer. La dissuasion nucléaire est un tout qu’on accepte ou qu’on refuse. On ne peut pas l’accepter ou la refuser « plus ou moins ». Aucun compromis n’est possible. La seule question est de savoir si l’on consent ou non à l’emploi de l’arme nucléaire, si l’on assume ou non la responsabilité du crime nucléaire. Du point de vue moral, vous en conviendrez, cela n’a aucun sens de vouloir renoncer « progressivement » à préparer un crime. La notion de progressivité ne peut s’appliquer qu’au désarmement mondial, comme on parle de l’abolition « progressive » de la peine de mort au fur et à mesure que les États décident de la supprimer. Pour un État, cela n’aurait aucun sens qu’il  décide de renoncer « progressivement » à la peine de mort. La seule manière pour l’État français de favoriser un désarmement mondial progressif est de décider unilatéralement de renoncer à ses armes nucléaires.

La tentation est grande de nous réfugier derrière les principes de multilatéralité et de progressivité pour nous dérober devant la décision de renoncer unilatéralement aux armes nucléaires. Ces principes sont des échappatoires que nous fabriquons pour fuir nos responsabilités.

Certes, dans le domaine de la stratégie nucléaire, l’argument moral ne convaincra probablement pas les décideurs politiques et militaires qui ne s’en soucient nullement. Dans ce domaine, un prétendu réalisme prétend toujours récuser un prétendu moralisme. Cependant, il se trouve que l’im-moralité intrinsèque de l’arme nucléaire se double de son in-faisabilité stratégique. Le simple réalisme nous oblige à reconnaître que l’arme nucléaire ne nous protège d’aucune des menaces qui peuvent peser sur notre sécurité, mais qu’elle constitue elle-même une menace. Tout particulièrement, l’arme nucléaire n’est d’aucune utilité pour protéger nos sociétés de la menace terroriste qui pèse sur elles. Ainsi, le désarmement nucléaire unilatéral satisfait aussi bien les exigences de « l’éthique de conviction » que celles de « l’éthique de responsabilité ». Et les unes sont aussi impérieuses que les autres.

Le 21 mars 2008, le Président de la République française s’est rendu à Cherbourg pour le lancement du sous-marin nucléaire nouvelle génération Le Terrible. À cette occasion, il a clairement défini la stratégie nucléaire de la France comme une stratégie d’emploi : « L’emploi de l’arme nucléaire ne serait à l’évidence concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense. » En clair, cela signifie que la France envisage clairement de perpétrer, selon les termes des Nations Unies, « un crime contre l’Humanité et la civilisation ». Il poursuit : « Notre dissuasion nucléaire nous protège de toute agression d’origine étatique contre nos intérêts vitaux – d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. (…) Tous ceux qui menaceraient de s’en prendre à nos intérêts vitaux s’exposeraient à une riposte sévère de la France, entraînant des dommages inacceptables pour eux, hors de proportion avec leurs objectifs. » Le Président, semble-t-il, parle tranquillement de l’emploi de l’arme nucléaire en pleine inconscience de la tragédie qui en résulterait au sein de toute la communauté internationale.

Le Président précise que la France pourrait délivrer une « frappe d’avertissement » : « Nous ne pouvons exclure qu’un adversaire se méprenne sur la délimitation de nos intérêts vitaux, ou sur notre détermination à les sauvegarder. Dans le cadre de l’exercice de la dissuasion, il serait alors possible de procéder à un avertissement nucléaire, qui marquerait notre détermination. Il serait destiné à rétablir la dissuasion. » Là encore, ce premier emploi ne manquerait pas de créer une situation irréparable. Ne pensez-vous pas qu’il soit particulièrement inquiétant pour notre démocratie que de tels propos laissant entendre clairement que la France est prête à commettre un meurtre nucléaire aient pu être tenus dans la plus grande indifférence et la plus grande passivité des Français ? Pour ma part, je trouve cela véritablement désespérant.

Dans le même temps où le Président vante les mérites de l’arme nucléaire, comme symbole de la grandeur et de la puissance de la nation française, il entend faire montre d’une intransigeance absolue à l’égard des États non dotés d’armes nucléaires qui voudraient s’autoriser à en posséder. Ainsi, les cinq grandes puissances prônent l’abstinence nucléaire sans la pratiquer eux-mêmes. Avec beaucoup  d’indécence, elles s’adonnent au vu et au su de tout de monde au plaisir de la prolifération verticale, elles jouissent de la possession de l’arme nucléaire tout en exigeant des autres nations qu’elles fassent vœu de continence nucléaire. Un tel comportement ne peut pas ne pas alimenter la frustration et le ressentiment des nations non nucléaires.

Que dit l’Église au sujet de la dissuasion nucléaire ? En juin 1982, dans son message à la seconde session extraordinaire des Nations Unies consacrée au désarmement, le pape Jean-Paul II a écrit cette « petite phrase » qui allait connaître un retentissement beaucoup plus grand que toutes ses prières et tous ses vœux pour la paix : « Dans les conditions actuelles, une dissuasion fondée sur l’équilibre, non certes comme une fin en soi, mais comme une étape sur la voie d’un désarmement progressif, peut encore être jugée comme moralement acceptable. » Malgré sa formulation confuse et ambiguë, cette phrase ne pouvait pas ne pas être comprise comme une justification de la dissuasion nucléaire. Au demeurant, tous ceux qui en étaient les partisans n’ont pas manqué de saluer le « réalisme » du pape. Pour le reste, le fait de justifier la dissuasion nucléaire ne pouvait en aucune manière favoriser un processus de désarmement progressif… En réalité, en justifiant la menace d’un crime, la « petite phrase » de Jean-Paul II était « moralement inacceptable ». Surtout, elle n’était pas « évangéliquement acceptable »… Au demeurant, la déclaration de l’évêque de Rome fit scandale auprès de nombreux hommes de bonne volonté épris de justice et de paix… Pour ma part, je dois vous avouer que j’ai ressenti cette « petite phrase » avec une immense tristesse…

Vous vous en souvenez certainement, dans un document adopté par la Conférence épiscopale française le 8 novembre 1983 et intitulé Gagner la paix, les évêques français d’alors ont justifié en bonne et due forme la dissuasion nucléaire en reprenant à leur compte la « petite phrase » du pape. Une « note explicative » donnée à la presse par les évêques était très claire : « Une dissuasion est encore légitime. C’est pourquoi les nations peuvent légitimement préparer leur défense pour dissuader les agresseurs, même par une contre-menace nucléaire. »

Certes, nous étions au temps de la guerre froide et l’Occident prétendait se défendre contre la menace communiste. Mais, vous le savez, ce ne sont pas les armes nucléaires de l’Occident qui ont détruit le mur de Berlin. Celui-ci s’est effondré sous la pression de la résistance non-violente des femmes et des hommes des sociétés civiles de l’Est qui ont eu le courage de prendre les plus grands risques pour conquérir leur liberté.

Jean-Paul II le reconnaîtra explicitement dans son encyclique Centesimus annus publiée en mai 1991. « À peu près partout, écrit-il, on est arrivé à faire tomber un tel « bloc », un tel empire, par une lutte pacifique qui a utilisé les seules armes de la vérité et de la justice. (…) Apparemment, l’ordre européen issu de la deuxième guerre mondiale et consacré par les Accords de Yalta ne pouvait être ébranlé que par une autre guerre. Et pourtant, il s’est trouvé dépassé par l’action non-violente d’hommes qui, alors qu’ils avaient toujours refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité. Cela a désarmé l’adversaire, car la violence a toujours besoin de se légitimer par le mensonge, de se donner l’air, même si c’est faux, de défendre un droit ou de répondre à une menace d’autrui. » Le pape reconnaît ainsi que la non-violence s’est avérée être effectivement une alternative à la guerre.

À l’évidence, contrairement à ce que d’aucuns croient pouvoir affirmer, la dissuasion nucléaire n’a joué aucun rôle dans la chute de l’empire soviétique. Pendant tout le temps de la guerre froide, ce n’est pas la dissuasion nucléaire qui a maintenu la paix, c’est la paix qui a retenu et contenu la dissuasion nucléaire.

Au demeurant, les temps ont bien changé. Dans son message du 1er janvier 2006, pour la célébration de la journée mondiale de la paix, Benoît XVI plaide en faveur du désarmement nucléaire : « Que dire des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse. » Ces deux mots employés par l’évêque de Rome à propos de l’arme nucléaire sont particulièrement signifiants : « funeste » évoque des idées de mort et de malheur, tandis que « fallacieux » évoque des idées de tromperie et d’illusion.

Benoît XVI souligne que « les ressources ainsi épargnées [par le désarmement] pourront être employées en projets de développement ». Comment ne pas penser en effet que tous ces milliards dépensés pour satisfaire le désir de puissance de César et de tous ses affidés est une insulte envers les humiliés et les opprimés de l’histoire qui sont privés de leur pain quotidien ? Malheureusement, cette déclaration de l’évêque de Rome risque fort de rester lettre morte si les Églises locales des pays concernés ne font pas elles-mêmes des choix clairs et fermes en faveur du désarmement nucléaire. Vous conviendrez que, pour sa part, l’Église de France est restée jusqu’à présent remarquablement silencieuse. Faut-il interpréter ce silence à la lumière de la sagesse des nations lorsqu’elle suggère que « qui ne dit mot consent » ?

Ainsi donc, lorsque le pape a dit que la dissuasion nucléaire était « moralement acceptable », les évêques français réunis en Assemblée plénière ont tenu à relayer haut et fort la parole de l’évêque de Rome pour justifier la dissuasion nucléaire française. Cependant vous conviendrez qu’entre le « moralement acceptable» de Jean-Paul II et le « tout à fait fallacieuse » de Benoît XVI, il y a une remarquable discontinuité. Dès lors, ne pensez-vous pas que vous devez en tenir compte afin de réactualiser la parole de l’Église ? Est-il possible d’espérer que vous fassiez aujourd’hui, avec la même solennité, la même démarche que celle qui a été faite hier ? Est-il possible d’espérer que, lors d’une prochaine Assemblée plénière de l’épiscopat, vous preniez position clairement pour dire aux Français que la dissuasion nucléaire française est « tout à fait fallacieuse » et que, par conséquent, en conscience et en raison, ils doivent objecter à la préparation du meurtre nucléaire ? En opposant votre non possumus à l’État nucléaire qui exige de tous les citoyens une allégeance complice, vous ouvririez une brèche dans le mur du silence qui entoure la préparation d’un crime contre l’Humanité et la civilisation.

En mai 2010 s’est tenue à New York la huitième Conférence d’examen du Traité de non prolifération nucléaire (TNP).  Dans son intervention faite le 6 mai, l’archevêque Celestino Migliore, Observateur permanent du Saint Siège aux Nations Unies, déclare : « Aussi longtemps que les armes nucléaires existeront, elles permettront et même encourageront la prolifération. (…) Les doctrines militaires qui continuent à faire confiance aux armes nucléaires comme des moyens qui assurent la défense et la sécurité ou même le pouvoir retardent de facto les processus de désarmement et de non-prolifération. (…) Le moment est venu de repenser et de changer notre perception des armes nucléaires. » Certes, mais les États se laisseront-ils convaincre par ces propos de bon sens ? Là encore, ne vous appartient-il pas, en cohérence avec ces paroles du Saint Siège, de récuser la doctrine militaire française qui fait confiance aux armes nucléaires ?

L’histoire nous l’a amplement montré, l’Église n’est jamais aussi crédible que lorsqu’elle entre en résistance contre le pouvoir en place. Or, précisément, il y va aujourd’hui de la crédibilité du message évangélique. Comment annoncer l’Évangile de la paix à l’ombre des armes nucléaires – dans l’ombre des armes nucléaires ? Ne permettez pas que d’aucuns se désespèrent jusqu’à penser que l’arme nucléaire n’est pas l’affaire des évêques, sauf lorsqu’il s’agit de la justifier…

Bien qu’il soit chanoine d’une Église de Rome, le Président français peut facilement ne tenir aucun compte des prises de position de l’évêque de Rome, mais il lui serait beaucoup plus difficile d’ignorer le retentissement que votre propre prise de position ne manquerait pas d’avoir au sein de l’opinion publique française. Les choses étant ce qu’elles sont, dans le cadre de la laïcité propre à la République française, sur des questions qui relèvent de l’éthique universelle, les religions peuvent encore jouer un rôle décisif dans le débat démocratique. Au demeurant, point n’est besoin de croire au ciel pour comprendre que la menace nucléaire n’est pas conforme au précepte de l’amour évangélique… Et il suffit d’être athée pour être convaincu que la préparation du meurtre nucléaire est un outrage à la raison.

Le crime nucléaire est véritablement l’Abomination de la désolation au sens biblique de cette expression qui signifie la profanation d’un lieu sacré : le crime nucléaire est la profanation de maisons que les hommes ont construites sur la terre pour manger leur pain quotidien, partager leurs joies, apaiser leurs souffrances et abriter leurs espérances. Comment pourrions-nous – comment pourriez-vous – consentir à ce sacrilège ? D’autant plus que, selon toute probabilité, celles et ceux qui habitent ces maisons n’auraient aucune responsabilité dans « la menace de nos  intérêts vitaux » qui aurait provoqué les frappes nucléaires dont ils seraient les innocentes victimes.

Alors que d’aucuns sont portés à laisser croire que le renoncement à l’arme nucléaire porterait atteinte à la « grandeur de la France », c’est probablement tout le contraire qui se produirait. Comment ne pas croire en effet qu’il en résulterait un surcroît de prestige pour notre pays ? « Le prestige, déclarait M. Ban Ki-moon, le Secrétaire général des Nations Unies, lors de l’allocution qu’il prononça à Hiroshima le 6 août 2010, appartient non pas à ceux qui possèdent des armes nucléaires, mais à ceux qui y renoncent. » Sans nul doute la capacité de notre pays de faire entendre sa voix dans les grands débats de la politique internationale ne serait non pas affaiblie mais fortifiée. On peut gager que partout dans le monde des femmes et des hommes salueraient la décision de la France comme un acte de courage qui leur redonne un peu d’espérance.

En définitive, l’arme nucléaire est une idole, celles et ceux qui lui rendent un culte sont des idolâtres. Et il est toujours difficile de briser les idoles. La croyance des hommes en l’arme nucléaire comme symbole de la puissance est l’un des plus formidables envoûtements auquel l’humanité ait jamais succombé. Il signifie l’aliénation de la conscience, la perversion de l’intelligence, l’asservissement de la raison, la perte de la liberté et s’apparente à un véritable ensorcellement.

Par son consentement au meurtre nucléaire, l’homme nie et renie la transcendance de son être spirituel. Par cet assentiment, il « perd son âme », comme on disait naguère. En refusant de rendre un culte idolâtre à l’arme nucléaire, l’homme redevient maître de son propre destin et il lui est alors possible de recouvrer sa part de transcendance.

N’êtes-vous point les héritiers des Prophètes de notre Antiquité ? Ne vous appartient-il pas d’avoir l’audace d’Isaïe qui se scandalisait de voir le pays de Juda et de Jérusalem « rempli de chevaux et de chars sans nombres, rempli de faux dieux », mais qui annonçait le jour où des « peuples nombreux briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes » ? (Isaïe, 2)

Dans la société laïque et républicaine qui est la nôtre, vous avez encore le rare privilège de pouvoir faire entendre votre voix dans la cacophonie des bruits médiatiques qui asphyxient notre démocratie. Dès lors, n’est-il pas de votre responsabilité de faire écho à la voix du jeune prophète de Nazareth qui, il y a quelque deux mille ans, a délégitimé toute violence, a demandé à ses amis de ne pas résister au mal en imitant le méchant et de remettre leur épée au fourreau ? Durant toute sa vie, avec une liberté magnifique, il a osé défier le pouvoir des puissants. Vous savez qu’il en est mort. Il eut la sagesse d’abroger la loi du talion qui continue pourtant d’être la règle de conduite des États nucléaires dont les menaces réciproques font peser sur l’humanité tout entière le risque de l’anéantissement.

Je ne sais pas si nous sommes encore beaucoup à attendre de vous que vous fassiez écho aux paroles de compassion, de douceur, de justice et de paix que le Nazaréen fit entendre sur la Montagne des Béatitudes… Mais si vous en aviez l’audace, alors soyez sûrs que, dans ce monde malade de la violence à en mourir, ils seraient nombreux, très nombreux, parmi celles et ceux qui sont sans voix, qu’ils croient au ciel, qu’ils n‘y croient pas ou qu’ils y croient mal, à se réjouir de vous entendre parler haut et fort pour délégitimer l’arme nucléaire. Dans ce monde enténébré, vous auriez contribué à entretenir la petite flamme fragile de l’espérance.

Je vous prie de ne voir dans cette missive aucune mise en demeure. J’ai simplement voulu venir vous dire mes convictions, mes désespoirs et mes espoirs en pensant que, quelque part, vous pourriez peut-être les partager. Car, vous comme moi, vous êtes embarqués, comme dirait l’ami Pascal, et qu’il vous faut nécessairement choisir… Sauf qu’ici, il ne s’agit en rien d’un pari et que la raison peut tout déterminer…

En m’excusant pour la longueur quelque peu déraisonnable de ma lettre, je vous remercie de la bienveillance de votre attention et je vous assure de mes sentiments les plus cordiaux.

Jean-Marie Muller

Écrivain

[1] Albert Camus, Actuelles, Chroniques 1944-1945, op. cit., p .82.

[2] Georges Bernanos, Français si vous saviez, Paris, Gallimard, 1961, p. 127.

[3] Ibid., p. 211

[4] Simone Weil, Œuvres complètes, Tome VI, Cahiers (septembre 1941 – février 1942), Volume 2, Paris, Gallimard, 1997, p. 470-473