« Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici ». 

Ici ? Le Centre de Rétention Administrative (CRA) du Mesnil Amelot (77), au bout des pistes de l’aéroport de Roissy.

Peu connus du grand public, les CRA (une vingtaine en France) sont un lieu de privation de liberté, surveillés par la Police de l’Air et aux Frontières (PAF), où sont retenus des étrangers qui n’ont pas été en mesure de présenter les bons papiers au bon moment : l’anti-chambre de l’expulsion des « sans-papiers ».

Privés de liberté, qu’ils aient vécu un an en France, qu’ils travaillent, étudient ou non, ils partiront avec une valise et quelques euros en poche, la plupart du temps arrachés à leur famille, séparés de leur femme, de leurs enfants au mépris de toute humanité.

Le CRA du Mesnil Amelot est une véritable prison avec double enceinte de barbelés, caméras de surveillance, où le visiteur est contrôlé corporellement et reste sous le regard des policiers durant l’entretien au parloir avec un « retenu ».

Lors de l’ouverture du nouveau CRA du Mesnil Amelot, l’Observatoire citoyen de la rétention 77 a été créé à l’initiative de plusieurs associations (Cimade, RESF, la LDH, Turbulences et les Cercles de Silence du 77) avec 3 objectifs :

– exercer une plus grande vigilance sur les conditions de rétention en CRA, au moyen de visites régulières de « retenus » dans le but de les soutenir et de recueillir leurs témoignages ;

– assurer une présence régulière lors des audiences au tribunal pour collecter des informations sur les pratiques des juges devant lesquels passent les retenus et soutenir ceux-ci ;

– témoigner et faire circuler l’information auprès de la population.

C’est dans le cadre de cet observatoire que nous rapportons les faits et situations qui suivent.

Visites et soutien au CRA

« Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici ».

C’est un jeune Malien à qui je rends visite qui s’exprime ainsi. En France depuis 2000, il a été arrêté à sa descente du RER dans une gare de Seine-et-Marne alors que, comme chaque matin, il se rendait à son travail.

Monsieur S, ne semble pas réaliser ce qui lui arrive. Il ne comprend pas, il est perdu, envahi par l’angoisse.

« Ici » en effet, c’est la menace de l’expulsion imminente… des journées à attendre dans le bruit des avions qui décollent juste au-dessus du CRA.

« Chaque fois, je me dis : demain ce sera peut-être mon tour. »… Des nuits d’insomnies avec au petit matin la peur au ventre quand on entend les policiers qui viennent chercher quelqu’un pour l’embarquer et parfois ça se passe mal… Et c’est là que Monsieur S. lâche cette phrase : « Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici ».

Avant qu’il s’exprime ainsi, s’est écoulé un certain temps de mise en confiance. Pour nous, visiteurs, il est nécessaire d’être tout de suite bien clair sur le sens et le but de notre démarche, si nous voulons que le dialogue s’instaure, tellement l’environnement leur paraît hostile. Alors seulement la conversation pourra vraiment s’engager, mais ce n’est pas toujours le cas, d’autant que la durée de la visite est limitée (environ 30 minutes). La personne retenue parle de son histoire, son travail, ses projets fortement contrariés, sa peur, la vie au CRA, les conditions matérielles, mais au-delà de la difficulté de celles-ci, ce qui ressort toujours c’est un profond sentiment d’injustice par rapport à son enfermement : « Pourquoi je suis là ? Je n’ai rien fait ! «  »Avoir 30 ans et être là, ce n’est pas une vie. »

Le stress est le compagnon de chaque instant, jour et nuit et parfois le désespoir l’emporte et la seule solution trouvée est de retourner la violence du système contre soi, par exemple en avalant n’importe quoi, quand on ne voit pas d’autre issue pour se faire entendre.

Mais il arrive aussi que, la situation devenant tellement insoutenable, explosive, des retenus prennent le risque de s’organiser pour briser la solitude de l’enfermement par une grève de la faim, une pétition, des revendications sur les conditions de suivi médical, la nourriture, les intimidations…Où trouvent-ils la force de réagir ainsi, de ne pas baisser les bras, de protester ? « Nous sommes des retenus, dans un temps normal nous devrions jouir d’un peu plus de respect à notre dignité humaine » (pétition du 11 septembre 2012 « Pour que notre voix soit entendue »).

Ecouter, rassurer, donner de son temps, entendre la souffrance et l’angoisse de cette personne retenue qui se sait en danger, danger d’être séparée de sa famille, de se retrouver dans un pays où elle ne connaît plus personne. Tout faire pour qu’elle garde espoir et ne se décourage pas. Parfois tout simplement être là, et avoir la modestie de reconnaître qu’on n’a pas de réponse à toutes les questions qu’elle se pose. Mais avoir toujours en tête le souci de rapporter au dehors qui se vit là. Un compte rendu de visite est écrit pour l’observatoire.

Soutien lors des audiences au tribunal

Ce matin de septembre, nous attendons à quelques-uns l’ouverture de l’audience au Tribunal Administratif (TA) et nous allons subir un véritable choc en voyant débarquer du fourgon de la PAF une jeune femme et ses 3 enfants nés en France, le plus petit dans les bras (14 mois) et les 2 « grands » (5 et 3 ans) accrochés à leur mère. Est-ce possible ? On fait cela chez nous ! En notre nom on emprisonne des enfants ! La honte ! Cette jeune mère géorgienne a été arrêtée 3 jours plus tôt sur un parking devant chez elle, dans la Creuse où la famille est bien intégrée depuis des années. On ne lui a pas laissé le droit de prendre la moindre chose chez elle pour les petits, ni doudous, ni linge de rechange pour les enfants. Tout de suite le fourgon et après 7 h de route, le CRA du Mesnil Amelot. Au tribunal, l’avocate de la préfecture poussera le cynisme jusqu’à prétendre que les enfants n’ont pas été arrêtés mais qu’ils ont « accompagné leur mère » ! Le père était absent lors de l’intervention de la police. Dès son arrivée, nous manifestons notre présence et notre soutien à cette femme, rassurée aussi par son avocat qui signalera au juge la présence du comité de soutien dans la salle. Finalement, après avoir longuement délibéré, le juge prononcera la libération de la famille. Lucas (5 ans) lève tout de suite les bras et comprend que le cauchemar est fini. Durant des heures d’attente, cette jeune femme va faire preuve d’une grande dignité.

Des heures, parfois une demi-journée au tribunal, à quoi bon ? Et pourtant, être là pour assurer de notre soutien ces personnes souvent en larmes et en même temps exercer une vigilance citoyenne, manifester au dehors notre désaccord avec une justice qui ne ferait pas respecter les droits fondamentaux de toute personne quelle qu’elle soit, notamment ceux des enfants. Ceux-ci arrêtés avec leur famille, dans des conditions souvent violentes, arrachés brutalement à leur vie quotidienne, privés de scolarisation et d’activités, sont confrontés à l’angoisse et à la dévalorisation de leurs parents qu’ils voient menottés, entourés de policiers, présentés devant des juges, tels des délinquants.

Autre exemple : nous sommes appelés à soutenir une famille kosovare (les parents, une fille de 12 ans et un garçon de 9 ans), sous la menace d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français), raflée au petit matin dans une chambre d’hôtel en Moselle et enfermée au CRA. Elle comparaît devant la TA en ce vendredi après-midi. La décision du juge de libérer cette famille va nous mettre à contribution pour le week-end car elle se retrouve à la rue, sans possibilité de retour vers la Moselle. Tous les bagages (une quinzaine de paquets) entassés dans un fourgon de la police sont déchargés sur le trottoir. Voilà, c’est tout ce qu’ils ont, ce qu’ils ont conservé de plus précieux durant ces deux années passées en France, les souvenirs, les livres scolaires des enfants, voilà ce qu’on en fait, on jette tout ça sur un trottoir… C’est à l’image du traitement réservé à ce couple et leurs deux enfants… On les trimballe : CADA, hôtel, fourgon, TA, et la rue. Quel mépris pour cette famille, une véritable entreprise de déshumanisation, des mécanismes qui broient les personnes ! Mais, en ce vendredi, le temps presse et nous devons nous inquiéter d’un hébergement pour le week-end. Nous passerons de longs moments avec eux : repas, promenades… Une solution provisoire est finalement trouvée chez une cousine dans le sud, ce qui veut dire que l’errance, liée à la vie clandestine, va continuer avec ses déplacements et la peur, peur de la police quand on leur propose une sortie en forêt, panique du père quand un garde forestier apparaît : la menace est toujours là et l’enfermement va donc bien au-delà des barbelés du CRA. Et pour nous, un sentiment d’impuissance, d’inachevé, n’étant pas en mesure de leur procurer ce qu’ils attendent depuis des années : se poser et vivre en paix. Ce qui veut dire, pour tous ces « sans-papiers », sortir de l’enfermement qui les oppresse de toute part, et pouvoir enfin envisager un projet d’avenir.

Mais les années de galère n’ont pas atteint leur détermination, ils ont trop souffert, trop risqué pour renoncer à leur projet. Leur dignité et leur énergie sont restées intactes malgré les affronts et le refus subis. Ils nous donnent souvent une leçon de courage et d’humanité.

En concluant cet article, un passage de Une autre vie est possible de J.-C. Guillebaud nous revient. Evoquant les famines, les assassinats, les hécatombes dont il a été témoin, il écrit : « Quand je me remémore ces années-là, c’est l’énergie des humains, l’opiniâtreté de leur espérance, l’ardeur de leurs recommencements qui me viennent en tête… Ces êtres que j’ai vus s’accrocher à l’avenir, avec cette infatigable volonté qui leur permettait de rester debout dans le désastre. Ceux-là continuaient de penser qu’au-delà des souffrances et des dévastations un « demain » est possible… »

Oui, un « demain » est possible, mais restons vigilants et solidaires.

Jean et Annick Lanoë.