Incarner l’Evangile dans la modernité
Un christianisme anachronique
Que peut apporter aux hommes d’aujourd’hui le message d’un prophète juif disparu il y a deux mille ans ? Le christianisme qui s’en réclame n’est-il pas complètement dépassé au regard des bouleversements culturels et sociaux en cours ? De fait, cette religion se montre réticente à évoluer alors que l’humanité vit une mutation aussi considérable que celle du néolithique. Les connaissances scientifiques et techniques ont pris le pas sur les savoirs religieux et discréditent les faiseurs de miracles. La primauté de l’individu se substitue à celle des collectivités sacralisées d’autrefois. Le pouvoir sur les hommes a perdu son aura divine et se trouve de plus en plus subordonné aux impératifs du marché. La civilisation urbaine submerge les campagnes sur toute la planète et modifie radicalement le rapport à la nature. Dieu n’est plus perçu comme tout-puissant et beaucoup l’ont congédié.
Engluée dans son passé, l’Église peine à vivre en symbiose avec l’humanité contemporaine. Recourant à des rites hérités d’une époque révolue, les liturgies ne parlent plus au commun des hommes. La hiérarchie ecclésiastique se croit encore investie du monopole de la vérité au double plan des dogmes et de la morale, refusant de reconnaître le caractère relatif de toutes les constructions doctrinales. L’autorité revendiquée au nom des Écritures et de la Tradition s’exerce dans le cadre d’un appareil obsolète déclaré d’institution divine et de ce fait prétendu intangible. Le dialogue avec les autres religions et avec l’athéisme n’est que balbutiement. La laïcité est considérée comme un pis-aller à contourner, et non comme un gage de liberté. Toujours suspecte, la sexualité reste soumise à de multiples formes de répression, etc. Marginalisée au plan social, l’Église se méfie de la modernité, la condamne volontiers, et se spécialise dans l’énoncé de normes abstraites et dans des activités cérémonielles désuètes.
Le christianisme est-il voué à sombrer avec les structures qui l’ont peu à peu fossilisé ? Ou peut-il se relever en quittant les habitudes qui le tiennent prisonnier ? Même le plus anticlérical des chrétiens souhaite une conversion de l’Église à sa vocation première qui est de servir les hommes dans l’humilité et la simplicité, et de servir Dieu en agissant ainsi. Tous les croyants passionnés d’évangile aimeraient voir les institutions ecclésiales se défaire de leur ritualisme et de leur dogmatisme, s’ouvrir au monde et rejoindre les pauvres pour épouser leur cause, promouvoir la confiance et le dialogue avec les fidèles en renonçant à un système de pouvoir centralisé et bureaucratique, gérontocratique et machiste. Mais est-ce possible ? Suivre l’évangile oblige en tous cas à reconnaître que les urgences du monde sont prioritaires par rapport aux problèmes strictement ecclésiastiques
Renaître dans le monde actuel
Très simple dans sa forme originelle, le message de Jésus demeure d’une actualité brûlante. Tout a été dit dans les paraboles et les Béatitudes, et l’ultime jugement qui manifestera la vérité en toutes choses ne fera que confirmer la vérité du vécu quotidien : « Ce que vous aurez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait… Ce que vous aurez refusé au plus petit d’entre eux, c’est à moi que vous l’aurez refusé.» Cette affirmation ne comporte pas la moindre allusion à la religion, à quelque orthodoxie ou pratique rituelle que ce soit. Mais sa mise en oeuvre subvertit en profondeur l’ordre du monde en inversant les valeurs définies par les puissants à leur profit. Toute civilisation, toute culture, et bien entendu l’Église pareillement, se trouvent interpellées par cette invitation révolutionnaire et seront jugées à cette aune. C’est porté par la proclamation paulinienne de l’égale dignité de tous les humains que le christianisme primitif s’est répandu comme le feu autour de la Méditerranée. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
Les chrétiens ont raison de s’alarmer, avec les autres grandes religions et avec tous les vrais humanistes, de la menace que constitue la marchandisation galopante du monde entraînée par l’ultralibéralisme. Jamais le gouffre qui sépare les pauvres des riches n’a été aussi profond, et jamais les violences qui en résultent n’ont été aussi grandes et aussi dangereuses. Mais il ne suffit pas de dénoncer de l’extérieur la cupidité et le matérialisme de la civilisation moderne, comme si l’Église se trouvait au-dessus des réalités alors qu’elle a trop souvent absous la rapacité des forces dominantes pour en tirer profit. Le christianisme ne retrouvera une crédibilité qu’en s’immergeant dans le monde, en participant aux combats que requiert l’humanisation de la société. Si les hommes qui parlent de justice et de paix ne luttent pas d’arrache-pied contre l’iniquité régnante, aucune autre libération ne vaut d’être annoncée.
L’évangile subvertit toutes les cultures, y compris la chrétienne. Capable d’enfanter le meilleur et le pire, la modernité n’est pas à accepter ou à rejeter en bloc. Elle a libéré la raison et a en même temps produit un rationalisme dogmatique, instauré la laïcité et vilipendé la spiritualité, promu la personne et institué un individualisme forcené, émancipé la femme et asservi le sexe, sauvegardé la vie et commis des génocides. Elle exalte la jeunesse et la prive d’avenir, alimente d’immenses espérances parmi les nations et verrouille leur évolution. Ambiguë, elle n’est pas un aboutissement, mais une voie. Le royaume de Dieu ne peut se construire aujourd’hui qu’à travers elle, en s’incarnant dans le monde pour le libérer de l’inhumanité. Vouloir ériger face à elle une contre-culture religieuse n’est qu’un leurre. Il faut habiter et transfigurer cette modernité pour faire advenir une nouvelle et plus grande modernité, pétrie d’évangile et toujours à évangéliser de nouveau.
Jean-Marie Kohler
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