Cheminer avec les enfants rejetés, promesse d’humanisation réciproque…

Recueillis dans des Foyers, ils ont les ailes esquintées par tant d’épreuves qu’ils ne peuvent plus s’envoler. Autant perdus à douze ans que peut l’être un nouveau-né, ils doivent grandir en maturité sans être désirés. Un déchirant abandon semble les condamner à l’enfer d’une destinée maudite. Errances et égarement dans les dédales d’un monde qui leur est étranger.

Les yeux livides, l’échine courbée, beaucoup arrivent épuisés, encombrés d’une vie si accablante qu’elle leur paraît désespérément insensée. Boulimiques ou rachitiques, dans un état moral délabré, ils congédient leurs corps impossibles à habiter. Témoins résignés de leur précarité, de tout désir ils sont dépouillés. Même dans leur repli, ils ne trouvent pas la quiétude d’un abri. Ces fils de la misère sont tombés à genoux sous des coups reçus à tort, qui ont rendu vains leurs plus intimes efforts.

D’autres, le menton levé et le verbe acerbe, invectivent avec arrogance et crânerie. Caïds, rappeurs, fascinés par une violence exacerbée, leur différence est consommée. Leur prétendue dangerosité et leur inutilité sociale en font des rebuts de la société, méprisés et considérés comme fautifs de leur malheur. Pourtant leur défiance et leur orgueil en disant long sur les maux causés par leur rejet. Ils récusent le « système » qui les malmène, sans se préoccuper où cela les entraîne. Inscrits dans la délinquance et la drogue, ils s’exposent aux pires peines pour survivre dans leurs quartiers.

Aussi singulier qu’ait été le vécu de chacun, ils ont en commun de n’avoir guère été considérés comme des sujets. Leur avenir confisqué, ils sont livrés à l’arbitraire d’une mort sociale sans pitié. Pour ne pas sombrer dans les abîmes du désespoir, ils adoptent des attitudes empruntées. Mais les uns comme les autres ne sont que des enfants dont la trop précoce adolescence a défait les amarres qui les retenaient à la vie. Tels des suppliciés, torturés par d’irrémédiables carences maternelles, ils sont tiraillés entre attachement fusionnel et bannissement. Ils luttent solitaires et désarmés contre vents et marrées.

Tragique est leur perdition. Et pourtant, subsiste en eux une divine et immuable présence qui les fait espérer en une providentielle étoile. En prenant la peine de se pencher sur leurs juvéniles visages vieillis, on peut encore déceler l’ombre d’un sourire, discerner dans un regard dérobé l’empreinte d’un fragile désir, et percevoir dans le silence de leurs coeurs meurtris d’instantes prières conjurant le sort. Leur espérance en l’amour, même altérée par tant de défections, laisse entendre la mélodie d’une musique mélancolique, celle de l’ineffable tendresse d’une affection originelle.

Sensible à leurs tribulations, la société veut se montrer clémente par acquit de conscience. A l’impérative condition qu’ils se rangent. Pour mériter le respect, qu’ils se transforment en bons citoyens, autonomes, responsables et acteurs de leurs projets. Des injonctions contradictoires les somment de s’intégrer sans que leur soit accordé le minimum leur signifiant qu’ils sont tant soit acceptés. Mission impossible, qui les enferme dans leurs conduites jugées malsaines. Anticipant alors sur fatale condamnation, ils agissent pour qu’elle soit au moins méritée. Ils se construisent une identité à travers une surenchère de provocations qui incite à répliquer au rejet par le rejet, à la haine par la haine.

Cette spirale infernale dans laquelle ils nous attirent trahit leur impuissance à briser notre indifférence, mais leur inévitable mise à l’écart sonne comme un sourd avertissement. Pour écarter la menace de nous trouver marginalisés, nous devenons intolérants à notre tour et dressons des murs qui finissent par nous enfermer. Nous libérer de nous-mêmes en prenant le risque de nous décentrer de notre propre histoire familiale et sociale devient difficile. Le conformisme bien-pensant érige nos différences sociales en radicales et indépassables dissemblances. Justifier cette distance qualitative nous rend impuissants à scier les barreaux de nos prisons intérieures dans lesquelles nous voulons demeurer en sécurité.

Mais il n’y a pas d’issues séparées pour les vauriens et nous, pour les moins-que-rien et les gens de bien. Ce n’est qu’en leur offrant l’hospitalité que nous cesserons de les parquer comme d’inassimilables étrangers, que nous mettrons fin à leur exil et briserons les barrières. En nous rendant vulnérables, nous réalisons à quel point chaque être a ses propres fêlures intérieures. L’absolu respect de leur altérité nous révèle la commune fragilité humaine. Par delà le dilemme de choisir entre leur condition et la nôtre, préférons l’humble chemin ouvert il y a deux mille ans par celui qui a refusé de se joindre aux pharisiens pour jeter la pierre à la femme adultère. Le retour que nous font ces enfants de nos propres faiblesses ouvre sur des rencontres qui nous élèvent.

Apprivoiser ces enfants écorchés vifs, partager un bout de chemin avec eux, permet de voir à quel point nos préjugés nous empêchent de discerner « l’essentiel qui est invisible pour les yeux ». Nous réalisons alors que chacun, dans son être et sa chair, est profondément tissé de relations passées et présentes porteuses d’espérance. La trame de vie de cette jeunesse à fleur de peau apparaît usée jusqu’à la corde, et les fils très fragiles qui la composent finissent par former des noeuds inextricables et des trous béants dans l’étoffe de leur ,existence. Pour panser ces déchirements, filons et brodons de nouveaux liens avec le meilleur de ce qu’ils sont et de ce que nous sommes. La justesse des mots et des gestes partagés substituera des tresses de soie aux couronnes de ronce.

En étant simplement « là », respectueux de leur temporalité, nous leur apportons cette bienveillante présence humaine qui leur a tant manqué. Progressivement, les paroles qui apaisent et qui soignent émergent et font oeuvre de médiation en nous dépassant. Elles rendent à chaque visage sa beauté singulière et restaurent la joie d’exister. Quand nous relativisons et engageons notre propre existence, nous restituons à ces enfants leur dignité et retrouvons la nôtre. Cette ré-humanisation des relations peut s’appeler soin, sollicitude ou amour, peu importe. Bien que sécularisé, ce qui a été dit de la parole qui était au commencement et qui s’est faite chair pour l’humanité est notre seule richesse pour rendre à chacun son unité, sa part de mystère et de transcendance.

Plutôt que de condamner la modernité en l’accusant de dédaigner les valeurs morales, il nous revient de poursuivre l’inlassable quête éthique de l’humanité en réinventant les médiations symboliques capables de féconder la vie. Côtoyer la misère de ces enfants nous apprend que les luttent sociales sont indispensables pour contester l’injustice de l’ordre dominant, mais nous réalisons en même temps qu’elles ne sont absolument pas suffisantes. La portée subversive du partage avec les exclus n’est pas tant liée à la dénonciation de l’ordre établi qu’à la capacité de transformer cet ordre modestement de l’intérieur, au coeur des relations intersubjectives. Les enfants rejetés sont une partie de nous-mêmes et bien plus que nous-mêmes. Reconnaître et accompagner l’universelle fragilité des hommes libère une créativité capable d’une infinie et puissante tendresse.

Bruno Kohler.

directeur d’un Etablissement Educatif et Pédagogique.

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Etablissements éducatifs et pédagogiques du secteur de la Protection de l’enfance.