Revue N° 63 : Ce temps qui tisse nos vies.
Editorial
Très long a été le temps qu’il a fallu pour qu’émerge l’humanité, et ce n’est pas fini ! «Au commencement était la Parole » est-il écrit en saint Jean, matrice symbolique de tout ce qui, de commencement en commencement, ne cesse de se déployer sous le signe de l’amour. Nous avons l’âge de l’univers et son incandescente jeunesse, des milliards d’années et encore de l’avenir. Divine poésie, promesse de plénitude.
Les mythes et l’histoire racontent nos chemins. La saga des dieux créés à notre image pour nous dépasser, l’agriculture et l’élevage, les migrations, l’apparition des villes et des rois, les alliances et les guerres, les mutations modernes. De cette diversité contradictoire a surgi la conscience de l’unicité de la famille humaine et de son intime union avec le cosmos. Un passé que chacun de nous porte en lui.
L’Évangile va plus loin en annonçant que « les temps sont accomplis ». Délaissant les temples et les cultes, Dieu s’est incarné dans le monde au plus près de la peine et de l’espérance des humbles. « Bonne nouvelle » : la miséricorde et la vie l’emportent sans condition de religion sur le mal et la mort. En osant les miracles de l’amour, les hommes se libèrent de leur violence et de leurs tombeaux.
De l’éphémère à l’infini, l’amour enfante Dieu en l’homme. Le moindre sourire et la moindre larme reflètent son visage et, partagés, transfigurent pour toujours le nôtre. Contemplation et combats, prière et communion, fidélité dans la souffrance comme dans la joie, pardon encore et encore. Veilleur et passeur, libre et heureux dans l’attente d’aurores inédites, tel est l’homme qui se fie au temps de Dieu.
Mais là où « time is money », que vaut encore le temps ? Sa marchandisation le réduit aux autres biens qui nous gavent ou nous manquent. L’enfermant dans un présent sans passé et sans avenir, notre époque n’en a jamais assez. La hâte est telle que nous ne trouvons plus le temps de vivre, occupés par mille divertissements censés valoriser chaque instant. Au point que le désir lui-même se volatilise.
Revenir ensemble au rythme de la vie qui nous porte est d’une urgence cruciale pour la planète et pour l’humanité. La rapine de l’ultralibéralisme saccage les sols et la biodiversité, pollue l’air, les sources et les océans, épuise les hommes et pousse les peuples à s’entredéchirer. Mais, au diapason de la nature tout entière, notre intériorité profonde ouvre sur le temps qui traverse la mort pour tramer la vie.
Jean-Marie Kohler
P.S. Merci et au revoir. Arrivé au terme de mon engagement triennal au poste de rédacteur en chef, je tiens à exprimer ma gratitude à tous ceux qui m’ont fait confiance, et à souhaiter pleine réussite à mon successeur et à son équipe.
Merci aux responsables de la fédération et de la société d’édition, aux lecteurs de la revue, aux collaborateurs de la rédaction, et tout particulièrement à mon épouse. Vous m’avez beaucoup aidé et beaucoup apporté, et je suis heureux de ce que nous avons réussi à réaliser ensemble.
Que la même confiance et le même soutien soient accordés à Jean-Paul Blatz, rédacteur en chef adjoint depuis un an, qui a accepté de prendre le relais.
Notre revue doit continuer à appuyer le combat auquel nous participons pour humaniser le monde à la lumière de l’Évangile. La Parole demeure inchangée, mais chaque aube invite à l’incarner et à la transcrire sous des formes nouvelles. Bon vent et à Dieu vat !
LES RÉSEAUX DES PARVIS ~ juillet-août 2014
Sommaire des articles du dossier
Le vocable « temps » est ambigu. Il est utilisé couramment pour signifier des concepts différents : moment, durée, chronologie, qui ne disent par ailleurs pas ce qu’il est. Philosophes et scientifiques s’interrogent depuis des siècles sur sa nature : existe-t-il indépendamment de nous ? Le temps des horloges, qui se déroule de façon uniforme, n’est pas le temps psychologique qui, lui, est élastique.
Nous vivons aux niveaux personnel, social et politique le présent dans sa relation au passé proche et à l’avenir également proche auquel il est indéfectiblement lié.
Le temps qui tisse nos vies est aussi la marque que nous portons en nous de l’histoire collective qui nous a précédé. Sauf à être fondamentaliste, il n’est pas possible de parler de Dieu sans interroger les mythes, sans être conscient que la Bible ne s’est pas écrite dans un monde clos et que la plupart des mythes sur laquelle elle repose sont partagés par d’autres cultures et remontent à des époques beaucoup plus anciennes.
Le temps qui intervient dans ces récits est l’idée que s’en faisaient leurs auteurs. Dire que Dieu est hors du temps ou que le Christ reviendra à la fin des temps n’est pas une information révélée sur ce qu’est la nature du temps. L’essentiel de notre foi est lié à l’Incarnation qui signifie que c’est dans le monde que l’on rencontre Dieu.
Les différentes civilisations ou les différentes philosophies ont eu des conceptions du temps différentes ; temps linéaire ou temps circulaire ; préexistant ou non… Sans savoir expliciter la nature propre du temps, la science en utilise une approche mathématisée à partir de laquelle toutes les branches de la physique se sont construites ; elle nous donne aujourd’hui une vision de l’histoire de l’univers et de la place que nous, êtres humains, y occupons. Mais on ne peut oublier que les théories scientifiques émergent du cerveau des hommes dans un contexte socioculturel donné : les concepts ont une histoire.
Ce temps qui tisse nos vies (Lucienne Gouguenheim)
Deux façons de penser le temps, l’une fondée sur l’éternité et l’autre sur l’histoire sont deux composantes contradictoires mais inséparables de notre effort pour comprendre le monde. Nous ne pouvons pas expliquer ce qui change sans le ramener au permanent.
Multiples durées et moments uniques (Réjane Harmand et Françoise Gaudeul)
Le temps qui passe très vite ou qui n’en finit pas de passer ; celui qui nous manque ou que nous ne prenons pas pour vivre. Mais aussi l’instant unique, celui qui est là, décisif : « le temps venu de… ».
Le temps du politique (Anthony Favier)
L’exigence de résultat n’amène-t-elle pas à surévaluer la temporalité courte ? Comment inclure le temps long dans nos projets politiques, sans attenter à l’idéal démocratique de perfectibilité de la société et d’amélioration de nos existences ?
Mirages et écueils de l’immédiateté (Georges Heichelbech)
Le temps est l’horizon à travers lequel nous faisons l’expérience du monde, mais la modernité semble désormais compromettre les conditions de cette rencontre. Au-delà de l’emballement de l’innovation technique, c’est l’accélération du réel lui-même qui est en jeu.
Le temps c’est de l’argent (Lucette Bottinelli)
De plus en plus d’acteurs, partout dans le monde, s’engagent dans une course onéreuse pour gagner quelques microsecondes sur une transaction financière. Bien sûr, pour gagner de l’argent. Mais avec quelle utilité pour l’économie réelle ?
Un perpétuel besoin de fêtes (Jean-Paul Blatz)
La communion festive répond à des besoins humains fondamentaux : exorciser les peurs et oublier les préoccupations quotidiennes. Elle échappe aujourd’hui au contrôle et à la régulation religieuse et continue à contribuer à la socialisation.
Le temps biblique à l’épreuve de la science et de la sécularisation (Jean-Paul Blatz)
Que reste-t-il aujourd’hui de l’irruption du Dieu transcendant dans le temps, rejetée par la science, confinée à la sphère privée par la laïcisation et de plus en plus ignorée par une société marquée par la sécularisation et même l’exculturation du christianisme ?
Conception du temps – Diversité et complexité (Jean-Pierre Schmitz)
La diversité de la conception du temps est un marqueur de civilisation, même si la mondialisation tend à l’estomper. Temps linéaire en Occident, temps cyclique en Orient induisent des comportements différents et contribuent à la complexité des relations
Temps de l’histoire et temps du mythe (Jean-Bernard Jolly)
Ne pouvant arrêter le temps, les hommes structurent le vécu en une histoire qui s’inscrit dans la permanence. En deçà du début des histoires particulières, le temps des origines qui est le début de toutes les histoires échappe à la mémoire. Le caractère mythique de ces récits des origines leur donne une dimension de sens.
Temporalité de la Parole de Dieu (Jean-Marie Kohler)
Le Dieu des traditions juive et chrétienne s’est radicalement impliqué dans l’histoire de l’humanité. Le mystère de son incarnation dans le Christ ne s’éclaire pour nous, par delà les dogmes atemporels qui sont censés en rendre compte, qu’à travers le vécu des hommes.
La nature énigmatique du temps et son approche par la physique (Christian Larcher)
Qu’est-ce que le temps ? Nous construisons des horloges. Mais est-ce bien le temps que l’on mesure ? Le temps est-il son propre moteur, fabriquant des instants toujours neufs, évoluant comme une plante qui pousse ? Ou bien ne ferait-il que parcourir un chemin déjà initialement tracé de toute éternité ?
Lucette Bottinelli et Lucienne Gouguenheim
Laisser un commentaire