L’étranger qui réside avec vous…
« L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même car vous avez été étrangers au pays d’Egypte. » (Lévitique 19, 34)
La première phase du travail du souvenir de l’exil c’est de conduire à leur terme tous les dangers de la comparaison jusqu’à ce que nous nous sentions autre parmi les autres.
C’est une expérience que nous pouvons faire très simplement avec le langage, puisque la première découverte qu’un écolier peut faire c’est que d’autres parlent des langues que nous appelons langues étrangères.
Il faut découvrir que la diversité des langues est un fait fondamental de la réalité humaine. Un fait d’ailleurs étonnant parce que tous les hommes parlent. C’est même à cela que l’on reconnaît en partie l’humanité, mais il n’existe pas de langue universelle.
La diversité des langues est une fragmentation primordiale primitive. Il y a là quelque chose qui doit nous étonner et nous faire avancer parce que le travail que nous pouvons faire sur notre propre langue nous fait comprendre que c’est une langue parmi les autres. C’est alors que nous découvrons peut-être pour la première fois le miracle de l’hospitalité sous la forme de la traduction. A savoir que nous devinons que ce qui se dit dans notre langue peut se dire dans une autre langue et qu’autre chose est dit dans celle-ci que je ne peux peut-être pas dire dans la mienne. En parlant de la traduction, je ne donne pas qu’un exemple mais aussi un modèle d’hospitalité. Traduire, c’est habiter une autre langue.
Il nous faut avancer sur le chemin de l’étranger, découvrir toutes les zones cachées d’étrangeté en nous-mêmes. Nous découvrons dans des pulsions soudaines que nous sommes étonnés d’être habités par cela. Donc nous découvrons tous ces sentiments d’inquiétante étrangeté.
Si nous suivons cette voie, fantasmons sur le hasard de notre naissance. De temps en temps, on se dit : c’est un hasard que mes parents se soient rencontrés, c’est un hasard que je sois né. J’aurais pu être un autre.
C’est d’autant plus troublant qu’en même temps, je ne peux parler au-delà du fait que je suis qui je suis. Quand on me dit « si vous étiez né en Chine, vous ne seriez pas chrétien », c’est inexact. Car alors il s’agit d’un autre que moi ! J’ai la possibilité d’imaginer que j’aurais pu être un autre, c’est un fantasme dérangeant qui donne à penser.
De là, nous passons au hasard du lieu et de l’époque. Le « chez soi » a été taillé dans une étendue qui aurait pu être partagée autrement. L’acte d’habiter est un acte de partage de la terre qui est hasardeux, qui est fortuit. Il n’y a pas de nécessité d’être « ici ».
Il y a un lien fortuit entre ce que nous sommes et un coin d’espace ou de temps. Pascal a ressenti cela avec une espèce de violence spirituelle lorsqu’il parle de l’homme « perdu dans un canton de l’univers ». Je fais remarquer que finalement c’est un thème biblique fort qui est lié avec ce qui paraît être l’inverse, à savoir l’élection.
L’élection, c’est le fait que nous n’avions pas de droits propres à être ici plutôt que là et à être possesseurs de cette terre plutôt que d’une autre. L’élection doit être pensée non pas comme une façon d’être privilégiée mais comme une vocation de gérer une chose qui est confiée et dont on n’est pas ultimement possesseur. C’est donc l’idée d’un don révocable. Je me rappelle un cantique de mon enfance « la terre au Seigneur appartient ». C’est le fondement théologique de l’écologie. Ce que j’ai appelé « le national installé » est dérangé par ces fantasmes qui donnent à penser.
Cela conduit à un stade plus avancé de cette étrangeté, à savoir que nous n’avons pas un droit originaire d’être ici plutôt qu’ailleurs. Ici je voudrais citer un texte de Kant qui parle « du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut dire qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ».
Oui, personne n’a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre. Je crois que le texte suivant sur l’appropriation violente nous vient de Rousseau : Il y a un premier qui a dit : « ceci est à moi, et il y a eu un second, un imbécile, pour le croire ». C’est l’appropriation première, violente de ce qui, au fond, était à tout le monde.
Paul Ricoeur.
Extraits d’une conférence donnée en 1994 à la paroisse Saint Germainl’Auxerrois de Chatenay-Malabry.
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