L’Eglise catholique et la sexualité

Quelques réflexions en vue d’un échange

La sexualité est une composante essentielle de l’être humain et des relations humaines. Parler de sexualité, c’est accepter d’entrer dans une question permanente, complexe et qui recouvre de nombreux paramètres : anthropologiques, historiques, sociologiques, politiques, bibliques, théologiques, pastoraux… En fait, ces paramètres sont étroitement imbriqués et il n’est guère possible de les analyser séparément. Les présentes réflexions restent donc modestes : elles veulent se centrer, en priorité, sur quelques éléments sociologiques concernant le rapport de l’Eglise catholique à la sexualité.

1)   Du refus à l’indifférence.

Il est bien connu que le message de l’Eglise catholique sur la contraception n’est pas « reçu » par une très grande majorité de nos contemporains. Pour bien percevoir l’ampleur de ce refus, il est nécessaire de remonter à la publication de l’encyclique « Humanae vitae », en juillet 1968. Faut-il rappeler que son enseignement sur « l’amour humain » précisait que « tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie », et qu’on ne peut donc dissocier union des époux et procréation C’était s’opposer à tous les moyens artificiels de contraception.

C’est peu de dire que l’encyclique a suscité étonnement, incompréhension, et parfois révolte de la part de la très grande majorité des catholiques. On attendait un autre message, suite aux longues hésitations du pape Paul VI et à l’avis majoritaire donné par les Commissions successives constituées par le pape lui-même. Il n’est jusqu’au député français Neuwirth qui, en 1967, lançait cet avertissement : que l’Eglise ne se mobilise pas contre la contraception mais plutôt contre l’avortement !

Ces critiques concernant la réception de l’encyclique étaient admises et  soutenues par certaines conférences épiscopales. Sans remettre en cause le fond de l’encyclique, les évêques français éprouvaient le besoin de faire remarquer que cet enseignement ne jouissait pas de l’infaillibilité. Surtout, ils faisaient preuve d’ouverture pastorale : « La contraception ne peut jamais être un bien. Elle est toujours un désordre, mais ce désordre n’est pas toujours coupable. Il arrive que des époux se trouvent en face de véritables conflits de devoirs ». De leur côté, avec plus d’ouverture encore, les évêques belges et allemands renvoyaient les fidèles à leur conscience.

Citons brièvement quelques-uns des arguments avancés à l’encontre de l’encyclique :

–      son manque de fondement dans le message biblique,

–      le problème ecclésiologique posé par la non-réception de l’enseignement du Magistère,

–      l’absence de prise en compte de la fécondité globale du couple,

–      la contradiction qu’il y a à déclarer illicite tout ce qui vise à rendre impossible la procréation et à autoriser le choix volontaire de jours inféconds.

Par ailleurs,  un groupe de 18 théologiens faisait valoir que l’encyclique se place trop vite au niveau des « moyens » sans se situer au niveau des « valeurs » fondamentales concernant la sexualité et le mariage. Cet argument était de poids : ce sont les enjeux profondément et proprement évangéliques qui doivent être mis en relief et non des questions de »méthodes » qui leur sont subordonnées. Le théologien moraliste Pierre de Locht rappelait que dans la vie conjugale « la victoire sur l’égoïsme est moralement plus importante que l’abstention d’interventions artificielles ».

Dès octobre 1968, Yves Congar, o.p., l’un des théologiens les plus réputés du XXème siècle, avait communiqué confidentiellement au secrétariat de l’épiscopat français une note particulièrement incisive. Le père Congar dénonçait « cette idéologie pyramidale et monarchique où tout se passe, quelles que soient les déclarations faites, comme si tout le Saint Esprit promis à l’Eglise  était accordé à un seul et que celui-ci puisse décider solitairement de façon souveraine… Il se pourrait, ajoutait-il, que Rome ait perdu, en un coup, ce qu’elle a mis seize siècles à construire. » Dans ce texte autorisé, après avoir clairement réfuté l’argumentation de l’encyclique, l’éminent théologien protestait contre le fonctionnement de l’institution ecclésiale ; il lui apparaissait en contradiction manifeste avec l’enseignement de Vatican II sur la coresponsabilité de tous les baptisés.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

D’une part, beaucoup de catholiques, de femmes en particulier, se sont éloignées de la communauté ecclésiale, principalement à cause de leur désaccord avec la parole de l’Eglise sur cet aspect de la sexualité.

D’autre part, le débat houleux sur la contraception apparaît comme une question « ancienne » qui ne se pose plus guère. Il est bien rare, d’ailleurs, que les conférences épiscopales en tant que telles ou « les confesseurs » y fassent allusion. Autrement dit, au refus a succédé l’indifférence. Beaucoup de personnes d’appartenance catholique pensent que c’est aux époux de choisir, en conscience, les moyens « naturels » ou « artificiels » de contraception qui conviennent et à la médecine d’en contrôler l’efficacité et l’innocuité.

Néanmoins, le Centre romain poursuit obstinément son enseignement dans le droit fil « d’Humanae vitae ». En témoigne la publication, en 1992, du « Catéchisme de l’Eglise catholique », et tout récemment, en 2011, du « Catéchisme de l’Eglise catholique pour les jeunes »  appelé « Youcat ». Le « Youcat » a été distribué, à 2 millions d’exemplaires, aux J.M.J. de Madrid. N’y a-t-il pas une forme d’orgueil à refuser de modifier sa pensée sur ce point de la morale sexuelle comme on le fait pour d’autres réalités humaines ?

Quoiqu’il en soit, aux yeux de beaucoup, cette obstination discrédite l’Eglise et « décrébilise » sa parole au détriment de sa mission évangélique.

Sur un plan plus concret, les enquêtes d’opinion montrent que les comportements de la plupart des couples catholiques ne se différencient guère de ceux de l’ensemble de leurs contemporains. Ils considèrent qu’ils ne sont pas hors de l’Eglise s’ils n’adhèrent pas à tel ou tel point de sa doctrine.  L’Eglise peut dire ce qu’elle veut, on ne l’écoute plus. On l’ignore tout simplement. La Lettre des évêques aux catholiques de France (1995) parle de « la crise engendrée par la réception de l’encyclique Humanae vitae … et reconnaît que les consciences sont devenues de plus en plus imperméables à l’enseignement du magistère, notamment dans le domaine de la morale sexuelle ».

N’est-il pas surprenant et douloureux de penser qu’une Eglise qui insiste tant sur « Dieu-Amour » et ses implications dans notre vie, puisse donner naissance de si profonds malaises dès qu’on parle de sexualité !

2 )  L’élargissement des questions.

En raison des progrès de la science médicale et de l’évolution rapide des mœurs, de nouvelles questions autrement plus complexes se posent aujourd’hui au sujet de la sexualité. L’Eglise n’est pas absente de ce  débat, et de différentes manières : par des commissions de travail à divers niveaux, par une participation à des échanges en vue de la préparation des lois, par la publication de documents.

Deux questions distinctes retiennent prioritairement notre attention, en fonction de leur acuité et de l’actualité : la bioéthique et le mariage homosexuel.

–      la bioéthique.

Comme tout ce qui concerne  la sexualité, la bioéthique est un domaine complexe qui touche des questions intimes de la personne humaine. C’est pourquoi nous renvoyons à l’ouvrage très documenté intitulé « Bioéthique, propos pour un dialogue ». (1). Ce document émane d’un groupe de travail composé de six évêques français chargé d’apporter sa contribution à la révision de la loi concernant la bioéthique. C’est ainsi que ce dossier de 150 pages aborde, successivement et en profondeur, plusieurs questions importantes relatives à notre sujet, et notamment : la recherche sur l’embryon, l’assistance médicale à la procréation, la maternité pour autrui, les tests génétiques…

Dès l’introduction, le texte déclare que l’Eglise entend professer « un grand oui à la vie humaine ». La dignité de la personne est au centre du débat.

Soulignons les aspects sociologiques de cette recherche. Trois éléments  apparaissent : une volonté de dialogue, une démarche résolument positive, un élargissement de la question. Le propos prend une tonalité bien différente de celle de l’encyclique.

Le mot « dialogue » revient huit fois dans l’introduction. Il indique l’esprit du dossier. « Au début des Etats généraux de la bioéthique, dit le texte, l’Eglise catholique en France souhaite faire part de sa réflexion et contribuer ainsi aux échanges qui permettent aux élus, artisans des lois de la République, de procéder à la révision de la loi relative à la bioéthique ». On remarquera aussi que le groupe des évêques fait appel à des experts dans les domaines éthique, juridique, médical et scientifique. Ceux-ci ont contribué activement à la rédaction des huit chapitres de ce livre. On ne peut que s’en réjouir. Tout au plus, certains lecteurs auraient, sans doute, apprécié de voir apparaître, en note, le nom de ces experts.

Ce qui sous-tend le document, c’est « le souci de promouvoir la dignité humaine chez tous, indistinctement, et d’encourager tout ce qui  peut, dans le respect de cette inviolable dignité, contribuer à apaiser, voire à supprimer la souffrance ». C’est au nom de cette dignité incontournable que tout être humain doit être respecté « depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle ». Ceci vaut pour l’embryon en tant qu’il appartient déjà à l’humanité. Dès lors, « on ne peut le traiter comme un matériau de laboratoire ». Le texte fait directement appel à « la conscience humaine », sans se limiter à des convictions  religieuses. Aucune condamnation, mais  une invitation pressante à « bâtir un humanisme authentique ».

Enfin, la bioéthique invite à élargir le regard à différentes dimensions de la vie sociale et de l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que sont mises en valeur l’aide apportée à ceux qui souffrent, l’accompagnement des plus vulnérables, la défense de la famille et jusqu’à une sorte d’écologie des valeurs au service de l’homme. « Le principe d’humanité ne se divise pas ». La bioéthique ouvre de larges horizons…

 « Le mariage homosexuel ».

Le mariage homosexuel est revendiqué au nom d’un principe d’égalité : « le mariage pour tous ». Pour certains, l’interdire constituerait une véritable « discrimination ». On peut penser que beaucoup de couples homosexuels expriment ainsi une souffrance et traduisent non seulement le besoin légitime de ne pas être méprisés dans la société mais d’être reconnus à part entière, sur le plan social comme juridique. A cet égard, il reste beaucoup à faire, et peut-être à revoir les dispositions du Pacs (le pacte civil de solidarité).

L’homosexualité n’est pas un choix volontaire de la personne mais un état de fait. L’homosexualité invite à reconnaître et à respecter la diversité des êtres humains. D’où cette question pastorale : quel accompagnement spirituel  l’Eglise peut-elle proposer aux homosexuels qui décident de vivre en couples ?

Peut-on parler de mariage (union d’un homme et d’une femme selon le Dictionnaire et le langage courant) pour un couple homosexuel ? Y a –t-il équivalence ? – Egalité oui. Identité, sûrement pas. « La différence sexuelle » demeure radicale, avec les conséquences qu’elle entraîne pour assurer et structurer la vie des hommes et l’avenir de l’humanité. Ces données anthropologiques rejoignent l’enseignement biblique du Livre de la Genèse (Gn 2,23 et 1,16-30). Ces textes fondateurs sont riches d’enseignement, au moins sur deux points concernant ce que nous appelons le mariage : celui-ci désigne l’union d’un homme et d’une femme et il est ouvert à la naissance de nouveaux êtres. Employer le même mot « mariage » pour désigner deux réalités foncièrement différentes ne respecte pas ces réalités et introduit, de surcroît, la confusion. Le Canada préfère parler de « L’Union civile de personnes de même sexe ».

A la question du « mariage homosexuel » est souvent liée celle de « l’adoption », généralement au nom de « l’égalité » et « du droit à l’enfant ». Mais ne faudrait-il pas s’interroger, d’abord, sur « les droits del’enfant » ?

Il est généralement reconnu que pour structurer sa personnalité une personne humaine a besoin qu’interviennent « image paternelle » et « image maternelle ». Certes, l’homoparentalité est déjà répandue. Sait-on quels sont ses effets sur la croissance de l’enfant ? Faut-il en élargir l’application et l’ériger en principe ? On peut, au moins, se poser la question. D’autre part, dans quel gouffre d’inconnu engage une naissance extérieure au couple et produite dans des conditions « très artificielles », où « le désir de l’enfant » semble autoriser toutes les formes « de procréation médicalement assistée » ?     « Un enfant doit venir au monde d’abord pour lui-même ». En aucun cas, « le droit à l’enfant » ne saurait prévaloir sur « le droit de l’enfant ».

3)   De nouvelles approches.

–      Comme pour tous les domaines de l’existence, la sexualité est un cheminement. Elle peut être une voie de sainteté. Le corps et la sexualité ont été remis à la responsabilité des hommes pour qu’ils participent à l’amour créateur de Dieu. Tout cheminement est fait de recherches, d’hésitations, de choix, de reculs, d’avancées … au-delà « du permis et du défendu ». Depuis l’exhortation apostolique « Familiaris consortio » de Jean-Paul II (1981), le Magistère reconnaît un principe de gradualité, de progressivité éthique en matière de sexualité…….

–      Cette recherche n’est pas seulement personnelle, elle est aussi collective. Nos contemporains  acceptent de moins en moins que des réflexions et des décisions importantes restent l’exclusivité d’un petit nombre de prélats, de surcroît, célibataires. «  Ce qui concerne tout le monde doit être traité et décidé par tous » dit une maxime du droit impérial romain. Disons-le autrement :   «  Que la hiérarchie ne vole pas la parole au peuple de Dieu. » D’une part, l’importance du débat dans la vie sociale, et, d’autre part, la reconnaissance du « sensus fidei » (du sens de la foi) du peuple chrétien se rejoignent pour que les baptisés puissent être partie prenante de ce qui concerne la famille humaine dans ses fibres les plus profondes.

–      L’enseignement de l’Eglise catholique, notamment en matière de sexualité, a pour fondement « la loi naturelle » au point que cette notion semble être l’exclusivité de l’Eglise catholique. « Il est vrai que  l’expression de « loi naturelle » est source de nombreux  malentendus dans le contexte actuel. ». Sans doute, la plus grande incompréhension vient de ce que l’idée de « loi naturelle » évoque une attitude de soumission résignée aux lois physiques de la nature, alors que nos contemporains, les scientifiques en particulier, cherchent à maîtriser, à juste titre, ces déterminismes. En réalité, la démarche de l’Eglise est soucieuse de proposer le fondement d’une éthique universelle,  admise par tous, et qui soit véritablement humaine. Le pape Benoît XVI parle « d’un véritable message éthique contenu dans l’être ».

L’un des quiproquos les plus fréquents vient de ce qu’on réduit « la loi de la nature » à une dimension biologique, purement physique, alors qu’il s’agit de philosophie morale. En fait, ce qui est en cause, c’est  le développement de l’homme,  sa responsabilité, sa sagesse, sa dignité, bref, le service de l’humain. C’est dire combien la notion de « nature » est foncièrement mouvante, évolutive, complexe. De toute évidence, elle appelle au dialogue. Le débat s’avère d’autant plus nécessaire que pour les scientifiques, l’expression désigne « le fonctionnement de la nature », et non une conception « raisonnée » de la réalité humaine.

–      Enfin, dans une société très sécularisée, non seulement le langage de l’Eglise doit se renouveler pour être audible, mais il doit accepter d’être une voix parmi d’autres, au service du « bien commun » de l’humanité. Ce comportement semble correspondre au vœu du pape Benoît XVI lorsqu’il déclare : « l’Eglise ne cherche aucunement à se substituer à ceux qui sont chargés de conduire les affaires publiques, mais elle souhaite avoir sa place dans les débats, pour éclairer les consciences à la lumière du sens de l’homme, inscrit dans sa nature ». (8 mars, 2008).

Cette déclaration revient à dire que les Eglises ne peuvent plus et ne doivent plus, comme par le passé, imposer  « une loi politique ».  Certes, elles ont leur place dans le débat social mais sous la forme d’une humble contribution et non dans l’exercice d’un pouvoir dominant. Il ne s’agit plus « d’asséner des vérités » toutes faites mais bien plutôt de faire des propositions de réflexion, de poser des questions, de provoquer une prise de distance par rapport aux jugements hâtifs et aux mouvements d’opinion.

Le cardinal Pierre Eydt, archevêque de Bordeaux, président de la Commission doctrinale des évêques français dans les années 1995, affirmait que les différents problèmes éthiques seraient l’un des points majeurs du siècle qui s’ouvrait. Quelle forme d’écho cette question trouvera-t-elle dans les débats sur le rapport entre « la Nouvelle Evangélisation » et « les nouvelles cultures ? » En effet, ce n’est pas en « s’enfermant » dans une doctrine qu’elle juge immuable que l’Eglise remplira sa mission d’évangélisation, mais en adoptant résolument une attitude « d’accompagnement » des personnes dans ce qu’elles vivent, au plus près de leurs questions et de leur  manière de les poser.

Jean  RIGAL

1) Ed. Lethielleux, 2000