Que vivent les jeunes en France ?
Le fantasme l’emporte souvent sur la réalité lorsqu’on parle de la jeunesse. Jeunes égocentriques, « digital natives » coupés du monde bien que très connectés, « Tanguy » qui s’incrustent chez leurs parents à leurs dépens. Mais n’est-ce pas le propre des générations installées de s’inquiéter de la montée des nouvelles ?
Comme souvent la réalité sociologique de la jeunesse est plus contrastée que les idées reçues que nous avons sur elle.
Existe-t-il « une » jeunesse ?
Être jeune, c’est partager une culture plus homogène que jadis. C’est d’ailleurs à celaqu’on ramène souvent la jeunesse dans nos représentations. Des codes, des modes, des goûts musicaux, une langue. La jeunesse reposerait sur la consommation ainsi que certaines pratiques culturelles, mais est-ce vraiment le plus important ? La jeunesse est surtout une expérience.
Celle d’une transition entre deux âges de la vie. Partir des rivages de l’enfance pour arriver à la vie adulte est un processus social désormais très long. Être jeune c’est avoir entre 18 et 35 ans dans nos sociétés. Avec la massification du secondaire et du supérieur depuis les années 1960, c’est l’école qui uniformise les expériences. En Europe, 60% des moins de 30 ans sont aujourd’hui élèves ou étudiants.
Mais les milieux sociaux, les lieux de vie, l’insertion socio-économique des parents segmentent les jeunesses en autant de réalités différentes. Pour autant, sociologues et démographes n’abandonnent pas l’idée de classer les jeunes en « générations ». Elles rassemblent les parcours différents dans une expérience historique commune propre.
Qu’est-ce qui relie les membres d’une génération entre eux ? Un contexte particulier, un événement symbolique, le sentiment de ne pas vivre la même chose que ses parents.
Génération quoi ?
La génération actuelle que formeraient les jeunes est au coeur d’une vaste actualité éditoriale et, tant mieux, connaît un regain d’intérêt. France 2 s’est lancé à l’automne 2013 dans une vaste enquête auprès des jeunes de 18 à 34 ans. 210 000 jeunes ont répondu après la diffusion du documentaire de lancement « Génération quoi ? ». Le matériel collecté a été analysé par les sociologues Cécile Van de Velde (EHESS) et Camille Peugny (Paris 8). Il a également donné lieu à un article paru dans Le Monde le 24 février 2014. Un bon moyen de prendre le pouls de la jeunesse française. Les sociologues présentent une génération qui s’estime « sacrifiée » ou « perdue ». La jeunesse française est en manque de reconnaissance. Elle voudrait prendre sa place mais n’y parvient pas. Comment entendre l’expérience de ces jeunes en quête de travail mais qui n’obtiennent que des stages ? Ou qui ont des qualifications mais à qui on reproche le manque d’expérience ? Les 18-25 ans ont le sentiment d’être sacrifiés.
Cette génération se fait même accusatrice des parents ou grands parents babys boomers, vus comme des nantis. La dette écologique ou économique lui retombe sur les épaules. De manière plus inquiétante, l’enquête de France 2 révèle en réalité la pluralité des jeunesses en France.
Avec deux segments opposés que mettaient bien en évidence les documentaires de Laetitia Moreau d’octobre dernier. Ses caméras ont suivi des jeunes à Cergy-Pontoise. On découvre, d’un côté, la jeunesse de l’ESSEC, d’ores et déjà intégrée, qui, grâce à une « Grande École » et ses formations cotées, accède aux dividendes économiques de la mondialisation et aux parcours professionnels sécurisés. D’un autre côté, une jeunesse peu intégrée, qui a décroché scolairement et cumule les problèmes. Sans le précieux viatique du diplôme, elle risque la marginalisation sociale et professionnelle. Entre les deux, autant de parcours qui nuancent le tableau.
La faillite de l’école
Mais la situation de la France est particulière pour les sociologues de la jeunesse. Peu de pays européens accordent autant d’importance au diplôme initial acquis avant 25 ans. Cécile Van de Velde en fait même la clé pour comprendre la situation française. Elle se caractérise par une très forte pression sociale à « se placer » au sein d’une hiérarchie pré-définie qui est elle-même peu interrogeable. Dans ce système anxiogène, peu de droit à l’erreur et une défiance grandissante à l’égard de l’institution scolaire qui ne semble plus capable d’amorcer l’ascenseur social.
Sommes-nous revenus à une société d’ordre comme autrefois où les places sont acquises à la naissance et non au mérite ? Les solidaritésfamiliales compensent imparfaitement
les faillites de l’école. C’est l’individu qui doit se débrouiller dans un champ de contraintes. Au vieux modèle d’une jeunesse comme identification, à un groupe social, à des valeurs religieuses, à des institutions succède un nouveau qui se caractérise bien par l’expérimentation, l’exercice de la liberté et l’autonomie.
Les jeunes Français partent en moyenne à 23 ans de chez eux. S’ouvre alors jusqu’à 30 ans environ un temps long d’expérimentation marqué par l’alternance entre formation et emploi. En un sens, la jeunesse, c’est le temps positif de l’essai et la possibilité de l’envol en faisant
la preuve de ses qualités. L’objectif des jeunes est de s’emparer de leur destin : « Être adulte, à mes yeux, ça a un côté très péjoratif je dirais même… a un chemin tout tracé » exprime un jeune de 30 ans tandis qu’une autre s’exclame : « je refuse d’être adulte car j’ai l’espoir de ne pas perdre la capacité à me remettre en cause »… Expérimenter, se chercher au risque de ne pas se trouver, est-ce refuser d’être adulte ? Est-ce renoncer à prendre sa place dans la société?
Le sens des engagements chez les jeunes
Le Monde le révèle. 81% des jeunes répondent oui à la question : « l’État devrait-il créer un service civique obligatoire ? ». On découvre la soif d’engagement et de reconnaissance d’une génération à qui personne ne fait confiance. Les sociologues sont même épatés : ce service civique obligatoire les concerne directement ! Les jeunes Français ne sont pas individualistes, ils ont soif d’être reconnus. Cette génération veut être de plain-pied dans la société.
Réaliste sans être cynique, lucide sans être sinistre, la jeunesse française n’abandonne pas une forme de combativité. Elle peut se traduire dans des engagements mais sans les appareils institutionnels ou idéologiques du passé. S’engager, les jeunes le souhaitent pourtant, mais sous des formes renouvelées. Leur attitude à l’égard de la politique peut pourtant laisser perplexes les observateurs. Une défiance nourrie de l’incapacité des élites politiques à répondre à leurs problèmes concrets.
D’un autre côté, les jeunes peuvent devenir des acteurs de la vie publique. On l’a vu en 2006 en France avec la contestation massive d’une mesure politique de l’emploi décidée par le gouvernement Villepin : le « contrat première embauche ». Les jeunes se trouvent dans les cortèges contre l’aéroport de Notre- Dame des Landes, bien conscients qu’il y a un péril écologique. La crise nourrit-elle aujourd’hui un nouveau mécontentement ? Le Monde s’en inquiète en parlant d’une souffrance à vif : « frustrée, la jeunesse française rêve d’en découdre ». Pour preuve, à la question : « Participerais-tu à un nouveau mai 68 ? », leur réponse est oui à 61% !
Avec la montée de l’incertitude sociale, le privé semble être en réalité la dernière des utopies. Vivre en couple, entretenir des liens forts entre générations, avoir des enfants font partie de leurs aspirations. L’attachement à la famille contraste même avec les idées reçues par la jeunesse. 66% des jeunes Français pensent qu’on ne peut pas être heureux sans fonder une famille ! Mais attention aux mauvaises interprétations : il ne s’agit pas forcément d’une jeunesse « conservatrice ».
L’égalité entre hommes et femmes ou bien l’émancipation des minorités sexuelles sont des combats que les jeunes souhaitent porter. 64% pensent que le divorce est nécessaire. Contradictoire ? Non : le maître mot c’est l’autonomie et le discernement selon les contextes.
Au point de vue religieux, c’est le développement d’une religiosité sans appartenance «believing without belonging ». À la poussée sécularisante des babys boomers, il faudrait voir un retour du religieux même sans assise institutionnelle. Les sociologues peinent à le voir tant ils sont habitués à voir la religion comme une pratique. Valeurs ou croyances forgent pourtant
l’identité des jeunes. Certains sur un mode virtuose en retrouvant les rites passés ou les symboles identitaires forts. Mais qu’en est-il pour la plupart pour qui les religions, à l’égard des autres institutions, se discréditent quand elles oublient les droits humains, l’égalité entre hommes et femmes et fonctionnent sur des modes non démocratiques ?
Interrogé sur les jeunes aux CCFD, Guy Aurenche eut cette remarque : « Si les jeunes ne se mobilisent plus guère pour la religion, beaucoup d’entre eux sont par contre prêts à se mobiliser pour la cause des hommes. » Et pour ceux inquiets que les valeurs de l’Évangile dépérissent, il leur lançait comme un appel : « Seule compte l’espérance que nous sommes capables de susciter et de transmettre à ceux qui prendront la relève, seule compte l’espérance que nous mettons en oeuvre avec eux malgré les obstacles et les déceptions ». La jeunesse est capable de beaucoup si on croit en elle.
Anthony Favier
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