» Diriger, c’est conduire un peuple avec son assentiment « 

entretien avec Cynthia Fleury.

Sur le dossier des retraites, la philosophe juge que le pouvoir refuse de » reconnaître la valeur, la nécessité, la légitimité des acteurs publics « . Professeur à l’Université américaine de Paris, Cynthia Fleury, 35 ans, enseigne également à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Ecole polytechnique. Auteur de plusieurs ouvrages – elle a publié ce printemps. La fin du courage (Fayard, 208 p., 14 E), elle travaille sur les outils de régulation de la démocratie. A l’heure du conflit social autour de la réforme des retraites, Cynthia Fleury estime qu’il est urgent de réunir  » les différents acteurs publics  » afin d’  » orchestrer le compromis démocratique « . Au-delà, la philosophe juge urgent d’écrire un nouveau serment du Jeu de paume et de réinventer la République.

Le conflit autour de la réforme des retraites paraît dans l’impasse. Le gouvernement ne veut plus rien céder, arguant de légitimité, née des urnes. Le mouvement social est-il moins légitime que le pouvoir ? On est dans l’erreur si l’on pense que la démocratie, c’est d’un côté un pouvoir représentatif, seul légitime, et de l’autre côté une foule. Même si le gouvernement affirme qu’il a orchestré la négociation, il ne l’a pas orchestrée jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’il a refusé de reconnaître la valeur, la nécessité, la légitimité des acteurs publics que sont les syndicats, les partis politiques, les associations.

Dans les démocraties modernes, il y a d’un côté des citoyens éclairés, des citoyens responsables, et de l’autre des élites éclairées, des élites responsables.

On peut estimer que les citoyens ou les élites ne sont pas assez éclairés et jouer à se dénigrer perpétuellement, mais cette attitude ne conduit nulle part.

La démocratie, ce n’est pas la réciprocité des mépris.

La rue a-t-elle un rôle dans un processus de négociation ?

Qui est dans la rue ? Les syndicats, les partis de l’opposition, les étudiants, les grands corps, les services publics, ce n’est pas une « plèbe «, c’est fini ça, ce n’est pas une « foule «, ce n’est pas une « masse «, ce sont des individus éduqués, organisés, une force de proposition. Comme l’explique très bien Pierre Rosanvallon, à la suite de Montesquieu, il y a une asymétrie de la souveraineté : une souveraineté positive, qui renvoie au Parlement et au Gouvernement, et une souveraineté que certains disent négative, c’est-à-dire la rue, qui gouverne par son pouvoir de veto, son pouvoir de sanction.

Les démocraties adultes s’organisent différemment, surtout avec l’irruption des nouvelles technologies et la part croissante de la démocratie participative. On essaie aujourd’hui de positiver cette souveraineté dite négative, c’est le grand challenge des démocraties modernes. Elles doivent structurer, organiser, ossifier la démocratie participative, travail qui a déjà commencé. Un nouvel acte s’est ouvert dans l’histoire de la démocratie.

La jeunesse a-t-elle sa part dans ce nouvel acte ?

L’intervention de la jeunesse dans le débat public signe toujours un nouvel acte. Elle bénéficie d’emblée d’une prime dans l’opinion par son charisme, d’un surcroît de représentativité et même d’un surcroît de légitimité parce qu’elle incarne l’avenir et le questionnement sur la pérennité de notre modèle.

Il faut se souvenir du discours prononcé par Jean Jaurès à Albi. « Jeunes gens, la vie a extrêmement resserré l’espace du rêve devant vous. ‘’ Partant de cette constatation, il lui rappelle que le grand défi est de « défendre la puissance de l’âme ‘’, c’est-à-dire l’impératif d’inventer, en refusant tout mimétisme avec les générations précédentes.

Comment surmonter l’absence de dialogue entre le pouvoir et le mouvement social ?

Si l’on veut en sortir, il faut admettre cette exigence de pluralité et de complémentarité des légitimités. Non seulement on discute, mais on négocie, on recherche ce qu’on appelle le  » compromis démocratique « . Il ne s’agit d’une décision  » amoindrie  » par tous. C’est une co-construite qui assume l’impératif d’invention démocratique. Le gouvernement actuel méconnaît ce temps de la souveraineté partagée, une valeur pourtant devenue importante.

Comment perfectionner le mode de gouvernement démocratique ?

Gouverner, ce n’est pas pratiquer l’autoritarisme. Pour cela, il y a les petits chefs, les petits tyrans qui n’ont rien à voir avec l’art de gouverner. Diriger, c’est conduire un peuple avec son assentiment vers des seuils que l’on considère comme des clés pour que la démocratie se renforce.

La réforme des retraites est un seuil monumental. C’est une réforme structurelle qui aurait demandé peut-être cinq ans de dialogue, la recherche d’un consensus avec les acteurs de l’opposition.

Or le gouvernement pratique une accélération délirante. Quand on entreprend une réforme, il faut toujours s’assurer du degré d’acceptabilité de cette réforme car, sinon, on travaille pour rien.

Que penser alors du durcissement de part et d’autre ?

Le gouvernement emploie les vieilles recettes : usure, déni, mépris, condescendance. Pour un gouvernement de rupture, c’est étonnamment archaïque et conservateur. Tous les pays d’Europe ont été confrontés à cette réforme.

Qu’ont-ils fait ? L’ouverture, la fameuse ouverture ! C’était le moment ou jamais de la pratiquer. On est, depuis 2007, dans un simulacre d’ouverture. Le conflit actuel exige que l’on sorte des simulacres.

Vous pensez que les récentes  » affaires  » ont à voir avec les protestations qui s’expriment aujourd’hui ?

La question des conflits d’intérêts est fondamentale. La démocratie est un régime de séparation des pouvoirs. C’est comme ça que l’on préserve les libertés. Le conflit d’intérêts, c’est la mort de la séparation des pouvoirs. Non seulement le pouvoir actuel n’essaie pas de les éviter mais il les provoque. Telle personne qui est trésorier d’un parti politique va diriger le comité de soutien destiné à récolter des fonds pour ledit parti et, comme par hasard, sera également ministre du Budget.

On pointe ainsi la cacophonie et l’incohérence des rythmes sarkoziens, déchaînés sur les réformes et laxistes sur les conflits d’intérêts. C’est pour cela que les gens descendent dans la rue alors qu’ils sont d’accord sur la finalité : réformer notre système de retraites.

Quels pourraient être les contours d’une réinvention de la démocratie ?

Mon travail consiste à réfléchir aux nouveaux outils de la régulation démocratique, à ces fabrications collectives de l’exemplarité. Que vise-t-on ? Pas  » le pouvoir au peuple « , cher aux populistes, pas la tyrannie de la majorité, chère aux conservateurs, non, nous visons une fabrication collective, plurielle, de la raison publique et du pouvoir d’Etat.

Pourtant, on constate en beaucoup d’endroits une droitisation de la vie publique, les Tea Parties aux Etats-Unis, la montée des populismes et de l’extrême droite en Europe, qui paraît loin de cette  » fabrication collective  » que vous appelez de vos voeux.

Renouveau populiste, renouveau conservateur, renouveau religieux, ces faits sont réels. Mais ce n’est pas parce que ça se passe que c’est vrai, au sens platonicien du terme. Le renouveau du thatchérisme, posture politique ringarde, ridicule, vieille déjà, serait l’intelligence moderne de la démocratie ? Je tombe des nues. C’est l’antithèse de la modernité démocratique.

Qui peut réinventer la démocratie ?

Je crois aux majorités qualifiées citoyennes qui peuvent se mettre en place, par exemple, par les réseaux sociaux. La nouvelle démocratie, c’est peut-être cette apparition de majorités qualifiées dans le débat public, qu’il s’agisse de syndicalistes, de professeurs etc.

Prenons l’exemple de l’Appel des appels, lancé par Roland Gori. Une personne seule, un psychanalyste, voit tout d’un coup que des processus délirants d’évaluation managériale sont en train de tuer les services publics. Il prend position, construit l’Appel des appels et, avec d’autres, comme Barbara Cassin, directrice de recherche au CNRS, ou encore Jacques-Alain Miller, psychanalyste, réunit d’abord 200 signataires, puis 200 000, et, aujourd’hui, ce mouvement traverse les services publics, les hôpitaux, la justice, l’école etc.

Nous sommes en retard sur ce que Jacques Delors avait appelé  » la société civile organisée ». Cela nous force à nous interroger sur la manière de faire des montées en généralité pour construire un Etat qui ne soit pas la somme de corporatismes.

Comment fait-on du collectif légitime ?

C’est pour cela que je parle de majorités qualifiées citoyennes. Une caste ou une technocratie ne peut pas s’approprier la démocratie. On a beaucoup trop technicisé la démocratie. Or elle n’est pas une affaire de professionnels de la politique, elle a aussi un lien ancien avec les humanités. Il faut prendre le temps de travailler à de nouvelles méthodologies de gouvernement sans tomber dans la  » novlangue  » de la  » gouvernance « .

L’invention démocratique de demain est là. Elle a un antécédent fort : le serment du Jeu de paume.

Nous devons écrire un nouveau serment du Jeu de paume. Il ne faut pas avoir peur d’inventer. Comme le disait Héraclite :  » Si tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne trouveras rien.  » Je préférerais que nous ne sachions pas où nous allons parce que nous sommes en recherche d’invention, plutôt que de savoir très bien où nous allons : dans le mur, parce qu’on ne produit pas d’invention.

Cynthia Fleury