Pas de démocratie sans pluralité.

La démocratie est fondée sur les libertés et la reconnaissance théorique et pratique de l’égale dignité de tous les hommes et toutes les femmes ; elle donne des droits et des devoirs également partagés. Elle engage, en principe, les personnes et leurs organisations à un respect mutuel et, dans le cas du vouloir  » vivre ensemble « , à un échange clair et constant entre les composantes plurielles – très diverses sur tous les plans – de la société globale avant toute décision commune jugée nécessaire, mais aussi, simplement pour cultiver l’humanité, dans la paix.

Une volonté tenace est nécessaire…

On ne peut, en effet, se cacher les difficultés et les efforts exigés pour dépasser les tendances égocentriques, souvent dévoreuses de l’autre, en chacun et dans chaque groupe humain. Penser au temps qu’il faut (qu’il faudrait) donner à la concertation, aux rencontres avec les élus, pour collecter les problèmes, proposer des solutions, être présent partout (associations républicains, syndicats, partis politiques, médias…) où peut s’exprimer la pluralité, à l’écoute de tous. Même si le débat s’établit dans des groupes d’affinité, ce n’est pas sans moments de tensions : elles sont inévitables et souvent utiles pour avancer.

Un apprentissage de l’écoute et de l’expression des diversités dans le dialogue est un des rôles majeurs de l’école, quand celle-ci est le vrai décalque de la société environnante. Volonté tenace, patience et générosité sont absolument requis du  » citoyen actif « , respectueux de l’autre, attentif aux diversités, composant avec elles. Tout le monde y gagne.

… et des progrès certains vers l’égalité sociale réelle.

Cette résolution (utopie ?) d’humanité dialoguante ne peut pas s’épanouir dans un monde où les inégalités sont établies et crispées. Chaque nation, chaque groupe social, doit pouvoir espérer toujours du mieux-vivre et du mieux-être, dans une autonomie réelle. La perspective libérale, encore à la mode, n’est évidemment pas favorable : la diversité affichée des options, des goûts, des identités, de bon ton dans un pays, n’est que celle – consciemment ou non insolente – des  » élites « , ceux qui ont  » réussi  » et transmettent leur héritage (matériel et culturel) à leurs proches. Portion congrue pour  » les autres  » dans l’expression de soi ! De temps à autre le bulletin de vote et quelque tribune médiocre ; les médias publics eux-mêmes sont grignotés par les intérêts privés, réduits par la concurrence et tournés vers le spectacle, même quand il s’agit de débats de fond. Ce ne sont pas, comme chez nous en France, les « quotas », les collèges  » ambition-réussite  » ou autres  » classes d’excellence « , en trompe-l’oeil, qui résoudront ce grave problème : au bout de l’échelle, c’est un sentiment d’impuissance définitive ; la masse des laissés pour compte ne sait pas, ne peut plus dire ce qu’elle aurait aimé exprimer, dans sa diversité ; elle se méfie même des lieux possibles du débat. Ne restent parfois que la débrouille, le coup de colère voire la violence apparemment gratuite. Tout un combat est à mener vers une redistribution solidaire des cartes qui ne soit pas un jeu d’illusion. Ce sera très dur car certains devront accepter de perdre des avantages consistants.

La disparition totale du pluralisme est toujours possible.

Aux antipodes de la démocratie, toute diversité disparaît évidemment dans les régimes au pouvoir absolu, qui se font et se défont encore ici ou là. Leur socle est souvent la peur de l’étranger, manipulée, la calomnie démagogique, la soif du pouvoir, la violence, avec le risque évident d’affrontements nationalistes avec les pays voisins : on se justifie par une revanche à prendre, la défense de l’identité nationale et du territoire soi-disant menacés, voire l’absurde soif d’une  » pureté de la race ». Des idéologies politiques, qui avaient des intentions généreuses au départ, ont cru inévitable, une fois au pouvoir, de passer par une phase durement contraignante, jusqu’à la coûteuse violence, avec le risque de tuer la diversité source d’inventivité et de progrès, finissant par se saborder elles-mêmes en catastrophe. Néanmoins, même dans les régimes républicains bien établis, l’exercice de la démocratie pose parfois quelque problème, par le fait même de cette grande liberté qui est leur marqueur.

L’identité affirmée n’est pas d’abord l’ennemie du pluralisme…

A tous les niveaux, personnels ou collectifs, on ne peut pas refuser la qualification par des traits caractéristiques, acquis par l’histoire, la culture d’origine, l’éducation familiale, le choix convaincu… Il n’y a pas d’humanité charpentée qui soit monotone et incolore : d’où le prix des différences. Mais les échanges ne sont gagnants que si chacun, chaque groupe, chaque nation garde la modestie accueillante indispensable et la volonté permanente de relativiser, au moment nécessaire, tel ou tel point de l’identité d’origine : le compromis bien délibéré n’est pas un mol abandon mais le signe réalisé de cette volonté. Condamner l’  » identitarisme  » ne vaut que si cette volonté est absente.

… au contraire d’une conviction collective et sacralisée.

Ce qui est vrai pour les personnes l’est encore plus pour les groupes de conviction ; encore doit-on mettre à part les partis politiques dont c’est le sens de fournir les représentants élus des démocraties. L’expression des diversités est menacée plus clairement dans le cas d’un corps social cramponné sur une identité rigide – qui lui sert parfois de bouclier face à la méfiance ou pire, le mépris – ; ce groupe cherche à échapper par système au vivre ensemble et même à la loi générale dans plusieurs domaines : c’est la racine du communautarisme. C’est aussi le cas dès qu’un collectif, bien que s’affirmant démocrate, est intimement (et vaniteusement) persuadé de l’excellence unique et intouchable de ses choix (économiques, sociaux, éthiques, culturels) vers le bien commun.

Trop de sûreté de soi entraîne fatalement le soupçon des autres. A terme, la rupture du dialogue est inévitable.

Qui doit défendre le pluralisme ?

Les élus d’une démocratie doivent être très vigilants et faire barrage à tout groupement à tendance impérialiste ou exclusiviste, quelles que soient ses méthodes d’action. Mais la grande liberté d’expression démocratique oblige à agir dans la légalité, autant que possible après de loyaux débats et en s’attaquant aux causes profondes des disjonctions. La démocratie n’est réelle dans l’intime des convictions que quand certains groupes qui ont gardé – naturellement ou artificiellement – l’écoute de l’opinion donnent l’exemple en se posant eux-mêmes des limites à la prétention d’incarner l’unique vérité. Les identités multiples font la diversité et l’efficacité des échanges, mais le projet de vivre avec des valeurs citoyennes communes passe en premier.

Le rôle des religions…

On le sait bien : des religions peuvent induire, le plus souvent en faussant leurs principes, un fanatisme exploitable par différentes causes et en particulier celle des renfermements communautariste ou nationaliste. De même, leurs institutions ont toujours – on pourrait dire par nature – une propension à exercer un contrôle individuel et social : on les reconnaît particulièrement bien parmi les groupes de conviction absolue déjà signalés. Aussi, des Etats, pour asseoir leur autorité, ont très souvent – de fait ou après accord – associé une religion à leur projet unificateur (anti-pluralisme) en se partageant les rôles : celle-ci offrant au pouvoir politique la caution du divin. On comprend qu’il a fallu, par précaution, poser des limites par des lois de laïcité. Pourtant, comme toute Eglise chrétienne, l’Eglise catholique pourrait, si elle était fidèle à l’Evangile, contribuer spontanément à la consolidation de la démocratie. Des observateurs extérieurs, M. Gauchet, par exemple, ont pu le reconnaître.

… et celui, positif, que l’Eglise catholique surtout hésite à jouer…

A-t-elle peur d’y perdre dans l’immédiat ? En tout cas l’Eglise officielle n’a pas retrouvé intiment une confiance suffisante dans son texte fondateur, ni dans les capacités des peuples à se déterminer sans elle : elle a gardé des réflexes de  » chrétienté  » ou communautaristes (l’école spécifique par exemple). Dans beaucoup de pays, les constitutions n’ont prévu qu’une laïcité minimale car les Eglises influentes tiennent à garder des moyens officiels pour peser dans la société, et indirectement sur les décisions publiques. Sinon, la tendance est de retrouver, pas à pas, d’une manière insidieuse, une place reconnue et garantie dans la société, tout en ménageant prudemment l’opinion et les structures républicaines. C’est ce que fait l’Eglise catholique en exerçant la  » nouvelle évangélisation  » : Jean-Paul II, l’initiateur de celle-ci, parlait de  » pénétration capillaire « , au goutte-à-goutte. En même temps cette Eglise fait tout pour se tailler – légalement, bien sûr – une part consistante parmi les organisations conseillères instituées auprès des organes dirigeants de l’Europe. Tout en signalant qu’elle a, elle, des compétences quasi universelles : ce qui peut inquiéter.

La France a su, par la loi, séparer nettement les deux  » pouvoirs « , en montrant que c’est la façon la plus sûr de garantir l’égale liberté d’expression des consciences et des croyances, individuellement et collectivement.

Rien ne refuse cette liberté aux religions. Mais il y a sans arrêt des tentatives de l’institution catholique (avec des succès) de rogner les ailes de la laïcité. Cet objectif est opiniâtre : « Rome » incite constamment la France à l’alignement concordataire. En même temps, ici et partout, le Vatican de Benoît XVI s’obstine à dénoncer le  » relativisme  » laïque, condition pourtant indispensable d’une liberté qui ne préjuge pas des projets et des règles de la vie commune, choisis ensemble par tous les citoyens, croyants ou non.

… pour promouvoir sans réserve le pluralisme.

Il est bien regrettable que l’Eglise, elle qui a les moyens de fond pour le faire, ne donne pas l’exemple, dans un esprit de laïcité bien assimilée, d’une modestie  » relativisante « , mais réellement valorisante. Elle devrait reconnaître qu’elle n’a aucun droit prioritaire pour « définir », par ses choix particuliers, les identités nationales ou internationales. Elle aiderait également d’autres religions à se défaire du réflexe communautaristedestructeur du pluralisme. D’ailleurs les démocrates qui s’affirment à la fois citoyens et chrétiens ne se reconnaissent pas dans une institution qui parle en leur nom, et qui, quoi qu’elle en dise, reste bloquée dans de vieilles habitudes. Car tout recul, même apparemment anodin, vers un monopole de la vérité, est dangereux pour la démocratie exigeante et naturellement plurielle.

JACQUES HAAB.