Théologie de la Libération, repères historiques
Le théologien Yves Carrier la définit ainsi : « La théologie de la libération est à la fois une réflexion sur les pratiques pastorales de libération, un discours prophétique en faveur des opprimés et une interprétationlibératrice des textes bibliques où Dieu prend parti pour les pauvres et les exclus de la société ».
Ses origines
Elle est née au Brésil, alors que ce gigantesque pays était un immense chantier à bâtir, où la très grosse majorité de ses habitants vivait dans une misère extrême, où les différents états qui le composent n’étaient même pas reliés entre eux par des routes, où la minorité européenne détenait les terres et l’ensemble des richesses des pays latino-américains.
En 1957, Pie XII lance un appel aux missionnaires des Églises du Nord vers les Églises du Sud. Ces derniers, pleins de leurs préjugés, éduqués dans une Église hiérarchisée, occidentale, où les laïcs ont peu de place, vont vivre une expérience inégalable de rencontres entre ces deux mondes.
Déjà, en 1942, des missionnaires de la congrégation de Sainte-Croix étaient venus du Canada au Brésil. Ce sont eux les initiateurs de la théologie de la libération : venus avec la méthode de la Jeunesse ouvrière chrétienne, ils créent des cellules de JOC, de JEC puis de JUC (Jeunesse universitaire catholique) d’abord à Sao Paulo, puis dans toutes les grandes villes du Brésil. Mgr Gérard Cambron, arrivé en 1957, fera confiance aux gens humbles et comprendra très vite la nécessité de laisser se multiplier les cellules des communautés ecclésiales de base dans son diocèse d’Amazonie : ces cellules devinrent la base de la résistance à la dictature et de l’éclosion de nombreux mouvements sociaux à travers tout le continent. Ces communautés se diffusent aisément grâce aux écoles radiophoniques rurales qui s’inspirent de la méthode d’alphabétisation de Paulo Freire. « Les années 1960 sont à plusieurs titres une époque d’effervescence sociale et politique où les certitudes d’hier sont remises en question dans tous les domaines» (Relations, oct.-nov. 2011).
Vatican II a favorisé cet élan libérateur : l’Assemblée générale de l’épiscopat latino-américain s’est tenu en 1968 à Medellin (Colombie). Son objectif était de mettre au point ses orientations pastorales dans la mouvance des changements introduits par le Concile. Les évêques y reconnaissent l’existence de « péchés structuraux » qui oppriment le peuple de façon systématique et l’entraînent injustement dans la misère. L’Église a certes traditionnellement secouru les pauvres, mais ce de façon paternaliste ; on les assistait dans leurs souffrances par la charité, mais on n’essayait pas de changer les structures politiques ou sociales qui engendraient cette pauvreté.
La pauvreté n’est plus conçue comme un retard qu’il suffirait de combler ou une fatalité historique. L’amour du prochain commande l’effort de l’analyse sociale pour venir à bout de ce qui provoque la misère et l’exploitation. (Yves Carrier) Dom Helder Camara, évêque auxiliaire de Rio de Janeiro en 1955, aumônier de la JOC, comprendra l’importance de la place des laïcs pour la transformation du monde et établira en conséquence un réseau de cellules de base par diocèse et à l’échelle nationale.
Au Concile Vatican II, il organise des conférences au Collège Pio- Latino sur les enjeux du développement et de la paix dans le monde. Les cercles qu’il anime sont alors fréquentés par tous les intellectuels catholiques de l’époque (Rahner, Congar, Lebret, Chenu, Houtart etc.) qui divulgueront ensuite dans leurs écrits ces idées innovantes, qui contribueront à contrer la curie romaine hostile à Vatican II et souhaitant rester sur le statu quo.
Ses acteurs
Il faut nommer quelques personnalités exceptionnelles qui osèrent braver les pouvoirs politiques et Rome, au prix de leur vie parfois : Leonidas Proano en Equateur, Helder Camara au Brésil, Sergio Méndez Arceo au Mexique, Enrique Alvear au Chili, Oscar Romero au Salvador, et Enrique Angelli en Argentine, ces deux derniers ayant été assassinés pour leur engagement aux côtés des pauvres. Ces évêques ont refondé la théologie et le rôle de l’Église à la lumière de la réalité souffrante, découvrant ainsi dans le pauvre le vrai visage de Dieu. Ils ont été un facteur de changement dans la pratique pastorale, sociale et politique, « enclenchant avec et depuis le peuple de profondes transformations qui, comme au temps de Jésus, ont inquiété les pouvoirs politiques et religieux. » (Relations, oct.-nov. 2011) Ils ont par ailleurs adapté la liturgie aux pratiques indigènes, respectant leur civilisation millénaire.
Dès Vatican II, il y eut des résistances à Rome notamment dans la Curie, restée hostile au Concile. Jean-Paul II et Joseph Ratzinger, devenu Benoît XVI, assimilèrent cette nouvelle théologie au communisme, et la rejetèrent comme telle. Une autre peur de Rome : celle de « voir surgir une Église, peuple de Dieu où croyants et croyantes acquièrent une autonomie dans la foi et pensent leur théologie à la lumière de leur vécu ». (François Houtart. Source : DIAL)
« C’était une menace intolérable pour un pouvoir totalitaire drapé du manteau de la sainteté qui n’admet que sa manière de voir… La pensée et l’action de Jean-Paul II en Amérique latine ont freiné la rénovation du catholicisme qui était en marche avant même le Concile Vatican II » (id.)
Les évêques réformateurs ont été petit à petit remplacés par des évêques conservateurs qui se sont empressés de revenir aux anciennes pratiques, ce qui a fait reculer le catholicisme en Amérique latine. Les protestants évangéliques, très prosélytes, encouragés et aidés par les États-Unis, hantés comme le Vatican par le communisme qu’ils estiment être représenté par les partisans de la théologie de la libération, ont progressé de façon spectaculaire : de 21 millions en 1980, ils étaient entre 80 et 90 millions en 2000. La religion tient de plus en plus de place dans la nomination des Présidents (au Brésil le Président Lula, en Bolivie le Président Evo Moralès).
Les Indiens ont pris conscience de leurs droits et pouvoirs, mais ce n’est pas toujours au profit des plus démunis : au Honduras, par exemple, le coup d’État de 2009, soutenu par les États-Unis et l’Église, est une dictature qui fait fi des droits de l’homme. Il est cependant réconfortant de noter (Golias Hebdo n°132) qu’au Mexique, Mgr Samuel Ruiz, évêque du Chiapas, a résisté aux grands propriétaires terriens et aux pressions de l’Église, et a été acclamé lors de son 50ème anniversaire épiscopal (25 janvier 2010) par d’autres évêques mexicains et 30 000 fidèles.
Ses retombées dans le monde
C’est en 1971 que le théologien Gustavo Gutiérrez publia son fameux livre Teologia de la Liberacion qui donne forme à cette nouvelle théologie ; très rapidement, et sous l’influence des théologiens et des conférences données par les évêques, tel Camara, cette théologie se répandit comme une traînée de poudre dans tout le continent latino-américain ; et très vite, son influence se fit sentir dans le monde entier, chrétien, mais aussi juif et musulman. Il ne faut cependant pas passer sous silence les carences de cette théologie : même si les théologiens de la libération comprirent que le « royaume de Dieu » était incompatible avec l’injustice économique, leur arrière-plan patriarcal les empêcha de voir cette même injustice se répéter et se multiplier dans les relations entre hommes et femmes.
Nicole Palfroy
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