Une Hongrie à rebours, au coeur de l’Europe contemporaine
Sophie Aude, est actuellement présidente de l’Association Culturelle de Boquen. Elle a vécu plusieurs années en Hongrie, parle couramment la langue et a fait des traductions, pour lesquelles elle a reçu des prix, de livres hongrois publiés en France.
L’article ci-dessous est écrit à partir de son expérience personnelle très forte de ce pays et rejoint quelques-uns de nos questionnements de base à Parvis, en particulier sur la laïcité, et notre volonté d’ouverture à l’international.
En raison des contraintes éditoriales, une version abrégée préparée par Sophie elle-même a été publiée dans le N° 67 de la revue. Voici son texte intégral qui a été publié dans la « Chronique de Boquen ».
En Hongrie aujourd’hui, les interférences entre le pouvoir et les Eglises relèvent davantage d’une forme d’opportunisme. Le parti qui gouverne depuis 2010 s’appuie par contre sur une sorte de religion de l’identité dont les empiètements s’apparentent aux attaques contre la laïcité si on considère cette dernière au sens large comme une des conditions garantissant l’espace de neutralité et de liberté indispensables au fonctionnement d’un Etat de droit et de l’exercice de la démocratie.
La fondation même de l’Etat hongrois à la fin du X° siècle est étroitement liée à la conversion au christianisme d’Etienne, premier roi couronné, soutenu par la papauté et canonisé dès 1083, qui dote le pays d’une nouvelle organisation politique et administrative en même temps qu’il implante et structure l’Eglise catholique hongroise. Les siècles marqués par la lutte contre l’empire ottoman (particulièrement entre les XV° et XVII° siècles) ancre l’identité de la Hongrie comme rempart de la chrétienté. La Réforme y a cependant une importance culturelle considérable, mais les luttes religieuses sont aussi empreintes d’une forte dimension politique, le catholicisme étant associé au règne de la dynastie des Habsbourg, au contraire du protestantisme associé aux différentes luttes contre ces derniers.
Après un XX° siècle aussi bref et violent qu’ailleurs incluant plusieurs décennies de dictature communiste (molle) derrière le rideau de fer, le changement de régime en 1989 fut considéré comme un retour de la Hongrie en Europe. En 2003, 83 % de ses citoyens approuvaient l’adhésion du pays à l’UE. En 2010, environ 53% d’entre eux ont voté pour le Fidesz, dont le programme n’incluait certes pas les changements radicaux dont nous parlerons, la majorité des 2/3 obtenue par la coalition entre le désormais bien connu Fidesz et le parti prétexte KDNP (« parti populaire démocrate chrétien ») lui permettant entre autres de modifier la Constitution.
Dieu dans la constitution, République en option. Le projet de nouvelle constitution, qui n’avait pas été mentionné durant la campagne intervient dès le début du mandat. Alors qu’une grande majorité des pays européens se sont abstenus de faire référence à Dieu ou à leurs passés glorieux dans leurs constitutions, ou choisissent de les placer, en préambule, sous l’égide de la Déclaration universelle des droits de l’homme, celle-ci mentionne Dieu et fait amplement référence aux grandes heures de l’histoire. Le préambule s’appelle « profession de foi nationale » et commence par ces mots : « Dieu, bénis le Hongrois ! ». Tout en affirmant « estimer les différentes traditions religieuses » existant dans le pays, ce préambule « reconnaît le rôle du christianisme dans la conservation de la nation » et « confesse » que « les cadres les plus importants de notre vie commune sont la famille et la nation, les valeurs fondamentales de notre cohésion la fidélité, la foi et l’amour ». Le texte scande à la première personne du pluriel une fierté nationale à l’endroit de « notre roi Saint-Etienne (…) qui a rattaché l’Etat hongrois et notre patrie à l’Europe chrétienne », mais aussi des combats de « nos ancêtres », de « notre peuple » pour la défense de l’Europe, de l’indépendance du pays, etc.
Une constitution, comme loi fondamentale, est le socle d’une législation, le cadre du fonctionnement des institutions et non, pour reprendre les mots d’Henri Pena-Ruiz[1], « un livre d’histoire ». La charger de contenus mémoriels subjectifs, orientés ou du moins non universels est donc problématique. On rejoint ici la problématique de la laïcité, terme et concept présentés parfois comme intraduisibles. En hongrois par exemple laikus signifie dans le langage courant « ignorant » voire « naïf » (d’après le sens classique de « profane », non initié, des laïcs par opposition au clergé). En fait, laos, est un des trois termes grecs qui désignent le peuple. Si demos est le peuple en tant qu’entité politique, ethnos sa conception par le sang, laos est la désignation la plus neutre et la plus ouverte d’un ensemble d’habitants dans lequel chacun puisse se retrouver.
Les points problématiques du préambule de cette nouvelle constitution le sont d’autant plus qu’y est par ailleurs affirmée la prévalence du collectif sur l’individu (« nous confessons que la liberté individuelle ne peut se déployer que dans la mesure où nous coopérons avec les autres »). Mais aussi parce que dans le même temps, le terme de « République hongroise » a officiellement été remplacé par celui de « Hongrie »[2] un nom propre, une entité anhistorique qui apparaît, comme Dieu, comme une essence transcendante s’opposant en tous points au mode d’être d’une res publica. La nouvelle constitution n’évoque la république que comme la forme actuelle de l’Etat de la Hongrie. Moins officiel que symbolique cette fois, le nouveau pouvoir rebaptise massivement rues et places publiques. La « place de la République » a ainsi été rebaptisée « place Jean-Paul II » en 2011. Tout se passe donc soudain comme s’il y avait une religion non pas d’Etat (nous n’en sommes pas encore là) mais une religion unique et naturelle qui serait celle des Hongrois et présiderait aux destinées de leur pays…
Le gouvernement promeut des conceptions conservatrices voire réactionnaires de la famille et de l’éducation. , En 2011, l’Etat a financé une campagne d’affichage contre l’avortement[3], devenu potentiellement illégal du fait de cette mention dans la Constitution : « Toute personne a droit à la vie et à la dignité humaine, la vie de l’embryon a droit à être protégée dès sa conception ». Plus que la morale religieuse, il y a derrière cela une hantise du déclin démographique, et l’idée que la famille serait pour le petit pays qu’est la Hongrie la ressource la plus précieuse et la garantie de la survie nationale. Différentes campagnes gouvernementales promeuvent le mariage et un modèle familial à visée nataliste. La nouvelle constitution exclut de fait les homosexuels du champ du mariage et de la famille telle qu’elle les définit : « La Hongrie défend l’institution du mariage comme une communauté de vie instaurée de leur propre décision entre un homme et une femme. La Hongrie soutient les naissances ».
Des glissements progressifs mais inquiétants s’opèrent dans le domaine de l’éducation. Dès 2010 une loi votée en juin autorise les collectivités locales (endettées) à céder la gestion des écoles primaires aux Eglises[4]. En 2012, tout l’enseignement élémentaire (formation et carrière des enseignants, programmes) passe sous l’administration unique et centralisée d’un institut gouvernemental portant le nom d’un ministre des Cultes et de l’instruction publique à la fin des années 1920, Kunó Klebelsberg. Fin 2013, la nationalisation de l’édition des manuels scolaires ainsi monopolisée par l’Etat est votée[5], et l’on découvre à la rentrée 2014 des contenus qui raviraient ceux que les « ABC de l’égalité » ont fait frémir en France[6].
Tandis que l’Etat investit la sphère morale, il se désengage du terrain social, dans une forme de populisme aux dépens du peuple et même dirigé contre les plus pauvres. La criminalisation de la pauvreté touche en premier lieu les SDF punis par des amendes qu’on sait impossibles à payer (de l’ordre de 500 €) pour « occupation de l’espace public » ou emprisonnement de 60 jours pour les récidivistes. Alors que la durée et le montant des allocations chômage ont été réduits dès 2011, le travail d’intérêt général est développé comme mesure coercitive, mais aussi comme biais économique. Si la rétribution de ce dernier ne permet pas de vivre, ceux qui y sont contraints ne sont plus considérés comme chômeurs[7].
Par ailleurs, en dépit d’un discours populiste dénonçant toutes les « élites », conspuant le profit et victimisant les classes populaires, l’introduction d’un système d’impôt à taux unique à 16 % favorise les hauts revenus aux dépens des classes moyennes et des plus pauvres. De manière générale, on découvre derrière les apparences une captation des institutions (y compris électorales), des biens et de l’argent publics par un Etat dont le fonctionnement repose sur un système mafieux[8]. Dans cette société en mauvaise santé économique (et où la pauvreté ne cesse de croître), la solidarité est abandonnée aux associations ou aux Eglises qui ne sont sur ce point pas en odeur de sainteté, si l’on pense par exemple au pasteur méthodiste Gábor Ivány, figure de l’opposition sur ses fronts sociaux. Quant à la récente campagne de suspicion et d’actions politique et policière menée contre les associations non gouvernementales accusées de servir des « intérêts étrangers », elle a suscité de nombreuses critiques, relayées dans la presse internationale et jusque dans un discours de Barack Obama prononcé devant la Clinton Global Initiative qui soutient les ONG[9].
Tout cela ne peut bien sûr fonctionner que sur un discrédit de la politique et un manque d’engagement dans la vie civile, mais aussi grâce à une emprise sur les médias qui se fonde sur la loi votée au moment où la Hongrie prenait la présidence tournante de la Commission européenne. Mais la perte d’indépendance et de neutralité passe par les voies plus subtiles de la connivence ou de l’étouffement économiques et de l’autocensure. Si « libéral » est une insulte équivalant à un quasi ostracisme en Hongrie, elle s’entend au sens large : une pensée du marché libre et de valeurs intellectuelles considérées comme antinationales. L’Etat commémore, commande et érige des statues, légiférant quasiment sur l’histoire aussi bien que sur l’art mais frappe de suspicion ou d’opprobre publiques les intellectuels ou les artistes qui s’occuperaient d’autre chose que de célébrer la nation. Le sport étant plus consensuel, le pays se couvre actuellement de stades de football dont le plus monumental jouxte le jardin du Premier ministre Viktor Orbán dans un petit village au centre de la Hongrie.
Faisant de la nation la source de légitimité et du parti au pouvoir l’unique représentant de celle-ci, on voit peu à peu se pratiquer en Hongrie un culte de l’identité nationale sous-tendant un exercice autoritaire de l’Etat dans des cadres respectant l’apparence de la démocratie. On ne s’étendra pas ici sur la sape progressive des éléments constitutifs d’un Etat de droit, les attaques contre l’indépendance de la presse, la cour constitutionnelle, la banque centrale, l’influence croissante du gouvernement sur les médias publics, etc. Le fait même de remplir les cadres de l’Etat ou l’espace public (en s’appuyant ces derniers) de contenus identitaires et idéologiques pourrait être défini comme le contraire de la laïcité. Celle-ci, garante de la neutralité du cadre de vie commun pour permettre l’épanouissement de chacun s’accompagne automatique d’une libéralisation des registres de la vie personnelle. L’envers, religieux ou idéologique de la laïcité est la tentative de normaliser ces registres de la vie personnelle. Henri Peña-Ruiz renvoie pour la définir au moment de la Révolution française comme celui où l’on passe d’une conception ethnico-religieuse à une conception politique et juridique de l’Etat, dans laquelle le peuple, au lieu de la recevoir de quelque autorité que ce soit se donne à lui-même sa loi et décide de s’affranchir de tous particularismes pour mieux accueillir toutes les personnes d’origines diverses et affirmer la notion de bien commun. Pour lui, c’est sur ce moment que se fonde l’orientation universelle de la puissance publique qui garantit l’égalité de droit, la liberté de conscience et la possibilité d’affirmer les particularismes. Si de tels principes sont à repenser et à réaffirmer en permanence (en France comme ailleurs), la Hongrie d’Orbán semble vouloir délibérément aller à leur encontre[10].
Dans cette entreprise, les Eglises sont plutôt instrumentalisées. Le pouvoir leur donne des gages, avec notamment une loi sur la religion votée en juin 2011 reconnaissant officiellement quatorze Eglises qui bénéficieront de subventions publiques. Mais plus que d’une convergence dans une révolution conservatrice, il faut parler d’un jeu réciproque de pouvoirs entre l’Etat et les Eglises. La réaffirmation de l’héritage et des valeurs chrétiennes jusque dans la Constitution est un fait mais correspond surtout à la partie « KDNP » de la coalition au pouvoir. Il est vrai aussi que l’Eglise catholique ayant perdu toute influence morale et la position économique extrêmement avantageuse dont elle disposait avant la période communiste, elle cherche à retrouver une place importante dans la société hongroise, ce à quoi l’encourage le gouvernement qui trouve en elle un relais en termes de diffusion de contenus conservateurs. Sur ce point, il reproduit le consensus instauré entre les Eglises et l’Etat instauré à l’époque de la « dictature molle » de Kádár[11]. Cependant, les rares observateurs qui déplorent cette collusion d’intérêt notent aussi qu’une situation à la polonaise est inimaginable en Hongrie[12]. D’une part parce que l’Eglise catholique n’y est pas absolument majoritaire du fait de la forte implantation du protestantisme. D’autre part parce qu’elle n’a jamais eu d’ancrage populaire fort. L’historien des religions Attila Jakab souligne donc le paradoxe dans ce contexte de la « rechristianisation de l’espace public » prenant la forme de « l’émergence d’une structure socio-politico-religieuse de type byzantin, avec interpénétration des pouvoirs politiques et religieux »[13]. La conséquence la plus grave pour lui est bien que la Hongrie soit en train de perdre la notion d’espace public neutre au profit d’un « espace public global régit par une idéologie unique et totalitaire, où il n’y a de place que pour ceux officiellement reconnus » et de « redevenir une société de type orientale où l’individu ne compte pas »[14].
Par ailleurs, en même temps que cette collusion d’intérêts légitime les conceptions et les tendances les plus conservatrices voire fondamentalistes de la religion catholique (que représentait le dernier candidat hongrois à la papauté Péter Erdő) se développe une vogue néo-paganiste, qui par les symboles qu’elle véhicule et qui remplissent l’espace public (noms des communes écrits en runes), sert bien davantage ce culte de l’identité nationale qui est la véritable religion de ce gouvernement.
On voit que ce système construit contre le pluralisme et la contradiction, n’en est pas une près. Il en appelle à des « racines chrétiennes » et vilipende l’occident, soutient les courants les plus conservateurs et fondamentalistes de la hiérarchie catholique et fantasme un orient chamanique d’irréductibles, clame sa liberté d’expression aux tribunes européennes et dénonce Bruxelles en « capitale impériale », etc. En politique étrangère, la Hongrie a officiellement inauguré un « tournant oriental » qui derrière de plus ou moins obscures motivations culturelles et économiques aboutit finalement à prendre sa place dans le jeu stratégique poutinien. L’exemple hongrois rappelle entre autres les enjeux d’une compréhension large de la laïcité comme une injonction à conserver un espace public neutre, seul cadre commun qui soit aussi celui des libertés individuelles et surtout de la liberté de penser. C’est cette libre circulation de l’esprit que manifestent régulièrement encore les habitants de ce pays, quand le « monument vivant » qui tente de résister à la réécriture univoque et biaisée de l’histoire se réunit au cœur de Budapest sous un arbre pour débattre, sur une place en plein vent pour rassembler de frêles objets, des mémoires, des forces pour continuer.
[1] Historien de la laïcité, auteur notamment d’Histoire de la laïcité. Genèse d’un idéal, Gallimard (2005), entendu justement à Budapest, lors d’une conférence prononcée à l’institut français le 29 avril 2013.
[2] Voir l’article de Florence La Bruyère dans Libération du 18 avril 2011, « L’Etat de droit prend un coup en Hongrie ».
[3] Voir la question posée à ce sujet au Parlement européen le 31 mai 2011 sur http://www.europarl.europa.eu
[4]« Ces écoles transférées – qui jusque-là étaient financées conjointement par l’État et les municipalités – fonctionnent désormais avec l’argent public des subventions octroyées aux institutions religieuses. Sauf que l’État n’a plus aucun droit de regard sur leur utilisation », Corentin Léotard : « En Hongrie, les Eglises font main basse sur les écoles publiques » sur le site d’information francophone http://www.hu-lala.org/, le 19 décembre 2011.
[5] « La Hongrie nationalise la production de manuels scolaires », N. Gary, 19 décembre 2013, https://www.actualitte.com/
[6] Un manuel de biologie de niveau collège explique par exemple que tandis que les garçons sont plus forts en maths, les filles apprennent plus facilement à lire.
[7] Voir l’article d’Antonela Capelle-Pogacean dans le hors-série n°14 d’Alternatives internationales, janvier 2014.
[8] C’est l’idée centrale d’un recueil publié en 2013 par un collectif d’économistes, sociologues, et juristes sous le titre La pieuvre hongroise – l’Etat-mafia postcommuniste sous la direction de Bálint Magyar. On peut en lire un compte-rendu substantiel publié le 5 mars 2014 par Lise Herman et J.-P. Herman sur http://www.laviedesidees.fr/
[9] Joëlle Stolz, « Bruxelles face au déficit démocratique hongrois », Le Monde, 1er octobre 2014
[10] Dans un discours prononcé à l’été 2014 le Premier ministre a vanté les mérites d’un Etat « illibéral » prenant pour exemple Singapour, la Turquie, la Russie ou la Chine. Compte-rendu dans Courrier international daté du 30 juillet 2014
[11] Consensus représentatif de tout un pacte social consistant à concéder des libertés en échange de l’intégration par la société d’une forme d’autocensure et d’un renoncement à la dimension politique.
[12] Comme le précise Judit Morva, rédactrice de l’édition hongroise du Monde Diplomatique : « En Pologne, on a utilisé l’Eglise pour casser les velléités de la société civile. Ce qui s’y passe est une catastrophe pour les femmes. En Hongrie cela ne pourra pas se passer comme cela car il n’y a pas de symbiose entre l’Eglise et l’Etat. Historiquement, l’Eglise n’était pas aux côtés du peuple. De plus il n’existe pas d’église unique étant donné que le pays compte un tiers de Protestants », hu-lala.org, 18 avril 2011.
[13] « Viktor Orban, apôtre de la Hongrie », de Joëlle Stolz Le Monde, 5 avril 2014
[14] « Le recensement, un camouflet pour les Eglises », hu-lala.org, 29 avril 2013
Sophie AUDE
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